3.2. Le lecteur face au texte fragmenté

La distinction de ces modes de lecture est évidemment principalement théorique, et dans l’exercice de la lecture, on ne saurait dissocier chacun des éléments. Cependant, dans le cas des récits fragmentaires, on aurait plutôt affaire aux modes de lecture numéros 2, 3 et 4. En veillant à la structuration du texte par la narration, le lecteur se trouve face à une diffraction de la voix narrative qui oriente la lecture vers la prise en compte du processus d’énonciation et des effets de sens qui en dérivent. Jouant directement avec la relation particulière nouée avec le lecteur, le morcellement de l’énonciateur change ainsi le mode de lecture de l’énonciataire en l’orientant vers une nouvelle façon d’appropriation de la signification. Confronté à la polyphonie énonciative, le lecteur est appelé à faire un travail d’interprétation des nombreuses voix ainsi représentées.

Dans les textes fragmentés, les parcours interprétatifs que le texte propose, impose ou programme, sous-entendent une « mécanique » de coopération particulière qui crée les conditions d’un échange, portant comme dans tout texte, sur les dispositifs énonciatifs, figuratifs et narratifs. Il est important de souligner qu’un élément capital à prendre en compte est la forme fragmentée du texte. Constituant un dispositif de contextualisation préalable à l’organisation du sens, les découpages fonctionnent comme des formes d’agencement des figures et présupposent un dispositif relationnel, une proposition de segmentation du tout en parties. La construction sémiotique du tout de signification à partir de la prise en charge de l’objet textuel où les figures acquièrent un statut sémantique défini, passe par la création des ensembles signifiants dont l’articulation les uns aux autres donne des pistes de signification. Il incombe au lecteur de traduire en termes de relations sémantiques par des procédures d’équivalences, la combinaison des séquences textuelles, leur collage, leur montage etc.

Sur le plan de l’énonciation, outre le fait que la fragmentation brise la voix continue du narrateur, elle contribue en même temps à renouveler la place du lecteur. Dans le dialogisme ou la polyphonie de la pensée fragmentée obtenue par le morcellement du texte, le lecteur trouvera des propositions alternatives de dés-ordre ou de contre-ordre par rapport à une doxa donnée. C’est un nouveau croire que le lecteur construit à partir de sa propre expérience du texte et du type de saisie qu’il lui a appliqué. Un croire né, advenu, fabriqué de la confrontation des discours que le texte fragmenté a mis en scène.

La structure fragmentée du texte met également en jeu une véridiction fragmentée. De fait, le lecteur est placé face à plusieurs perspectives de véridiction, car avec la perturbation des points de vue que la fragmentation met spécialement en place c’est finalement un problème de croires qui est posé. Le « vrai » est obtenu soit par l’accumulation des points de vue auxquels le lecteur est confronté au fur et à mesure, soit par un feuilletage de perspectives et de discours qu’il superpose lui-même. La représentation fragmentée de ces discours prévoit pour le lecteur un travail de construction et de mise en évidence des réseaux de sens ainsi constitués. Il faut souligner que dans ce cas la position du lecteur n’est pas celle d’un témoin qui assiste passif à une histoire qu’un narrateur lui raconte. Au contraire, il s’agit d’une position active, qui évalue, assume, rejette certains Discours au profit de certains autres, car la fragmentation impose une place au lecteur, lequel n’est pas simplement un narrataire à qui un narrateur raconte une histoire. Des compétences autres que narratives lui sont nécessaires afin de construire la cohérence des récits fragmentés, car la polyphonie que ces derniers mettent en place consigne au lecteur des places énonciatives différentes.

En effet, « confronté à une expérience prolongée de la suspension et de l’interruption, à l’inconfort durable d’une fragmentation et d’une discontinuité qui empêche aussi bien de lire les séries ensemble que de les lire séparément, - sans parler de l’énigmatique et impitoyable progression du récit de fiction », le lecteur des textes fragmentés développerait selon M. Charles « un mouvement compensatoire de quête des points de contact, de fabrication quasi obsessionnelle de liens sémantiques » (1977). En termes de lecture cela sous-entend pour le lecteur l’obligation de ne pas « sauter par dessus les « manques » du texte, ses failles, [ses] lacunes [et ses] esquives, comme sur autant d'accidents secondaires, pour reconstituer un texte plein, car c'est dans les « blancs » du texte que jouent tous les possibles, c'est-à-dire que peut se construire une lecture » (Ibid.).

Comme on peut le constater, la compétence du lecteur n’est pas nécessairement narrative, dans le sens où elle serait liée à l’histoire racontée uniquement. Nous voyons ici que le concept du Lecteur Modèle développé par U. Eco pour les textes narratifs, doit être étendu. Si coopération textuelle il y a, elle ne se limite pas au rôle et aux décisions interprétatives liés à l’histoire, elle doit s’étendre aux stratégies énonciatives que le texte met en place et qui prévoient une place particulière au lecteur.

Le texte fragmenté, tel qu’il apparaît dans sa surface, devant être actualisé par le lecteur, présente des effets propres au plan de la manifestation. La discontinuité et l’hétérogénéité qui le caractérisent apparaissent comme des effets négatifs de rupture ou d’excès de sens. Par conséquent, le niveau de coopération du lecteur doit prendre en compte cette double contrainte de lecture à laquelle le texte confronte le lecteur aussi bien par les manques que les trop plein du texte, qui ne sont donc pas forcément narratifs.

D’un autre côté, la fragmentation constitue un marqueur qui indique le lieu où la coopération du lecteur est attendue et stimulée lors de la construction de la cohérence. Si dans un texte narratif le lecteur se demande, au fur et à mesure « ce qui va se passer au prochain stade de la narration », c’est que dans ce type de textes, « tout le cours des événements décrits par le récit peut être résumée par une série de macropositions – le squelette de l’histoire » : la fabula, dérivée de la manifestation linéaire (Eco, 1985 : 89). Or l’examen de la manifestation linéaire des textes esthétiques, semble revêtir dans notre corpus d’autres fonctions que celles qui consistent à rendre visible les structures profondes, ou la fabula. Immédiatement mise en relation avec l’énonciation, la fonction esthétique du texte fragmentaire laisse voir au lecteur une variété de procédés d’énonciation, une architecture énonciative qui renvoie à une position complexe de l’énonciateur et dont les variations créent des effets de sens. Le texte apparaît ainsi comme le résultat d’une tension : alors que le récit insiste sur la liquidation du manque, l’esthétique affirme la positivité de l’excès et met le manque au service de ce dernier : selon les mots de Zilberberg, « le manque devient la sténographie de l’insuffisance de l’excès » (2003 : 35).