3.3. Jeux de perspectives et stratégies textuelles

Un point intéressant à observer dans le cas des textes fragmentés est la coordination des perspectives qui résultent de la diffraction de l’énonciation. Si nous concevons la lecture sous cet angle, en lien donc avec l’activité énonciative, elle peut être envisagée comme un jeu de perspectives. Le modèle proposé par W. Iser (1985 : 90) est l’un des plus opératoires pour identifier les stratégies textuelles qui se profilent ainsi pour le lecteur.

Selon lui, le récit se présente essentiellement comme un jeu entre plusieurs perspectives qui, dans la mesure où elles s’opposent ou ne coïncident pas, constituent les conditions d’un conflit. Le lecteur le vit s’il cherche à faire coïncider ces perspectives ; inévitablement les divergences internes surgissent. « Elles apparaissent comme l’envers de la superposition des perspectives du texte à laquelle se livre le lecteur. Si le conflit se développe à cause des caractéristiques propres à ces perspectives, avec des divergences qui prouvent également qu’elles ne sont pas sans rapport les unes avec les autres, la solution par contre naît de la représentation de la façon de dépasser les tensions non explicitées qui résultent de la confrontation de ces perspectives. Étant donné que le lecteur est capable de se représenter une telle situation, il serait absurde que le texte lui aussi énonce ces solutions, à moins de pouvoir se substituer au lecteur »(Ibid.).

En effet, le lecteur, ne pouvant adopter simultanément tous les points de vue, se déplace au cours de la lecture (selon des modalités strictement déterminées par le texte), de perspective en perspective. C’est à travers la façon imposée par la construction du récit dont il coordonne les différentes perspectives, qu’il construit le sens du texte. Il est donc essentiel de dégager la relation entre les points de vue. Iser énonce quatre types de coordination des perspectives :

1) La coordination par compensation.

Elle consiste à « mettre tous les points de vue au service de la même idée : le point de vue du ou des personnages secondaires n’est là que pour compenser les déficiences du point de vue du héros. La coordination par compensation apparaît ainsi comme le propre de la littérature didactique. […] Personnage central et personnages secondaires servent le même but roma­nesque. Quand le point de vue du personnage principal ne serait pas entièrement satisfaisant, les points de vue des personnages secondaires en colmateraient les failles » (Ibid.).

2) La coordination par opposition.

Elle est fondée sur la « confrontation de deux points de vue inconciliables. L’opposition entre le point de vue du héros et le point de vue du personnage secondaire, ou encore entre le point de vue du héros et celui du narrateur, aboutit à la relativisation des perspectives l’une par l’autre et contribue, en conséquence, à éveiller l’esprit critique du lecteur »36. Il devient très vite impossible d’ériger l’une ou l’autre thèse en norme absolue. Le lecteur est ainsi amené à construire son propre point de vue à partir du principe qu’aucune référence n’est universelle.

3) La coordination par échelonnement.

Elle consiste, pour le récit, à « proposer un éventail de points de vue dépourvu d’orientation centrale. Il n’y a pas de relation claire entre les différentes perspectives mises en scène : aucune n’explique l’obscurité des autres. En piégeant le lecteur dans son activité d’interprétation, le texte lui montre que le sens du réel est toujours reconstruit. Aucune perspective centrale ne permet d’unifier sous une orientation narrative claire les divers monologues. Le point de vue de chacun des personnages (dont nul n’est élevé au rang de héros), bien loin d’éclairer l’obscurité des autres, ne fait que compliquer davantage la perception d’ensemble du récit » (Ibid.).

4) La coordination par succession.

Elle n’est qu’une « intensification du processus d’échelonnement. Les points de vue variant désormais d’une phrase à l’autre, il est impossible au lecteur d’élaborer une perspective globalisante qui puisse rendre compte du texte dans son ensemble. Le lecteur est ainsi conduit à remettre constamment en cause ses représentations ». En effet ce dernier, étant mis constamment en échec dans son travail de déchiffrement, s’interroge sur sa façon de concevoir le sens : si elle se révèle à ce point inefficace, c’est sans doute qu’elle n’est pas la seule possible.

En conclusion, nous pouvons dire que le texte fragmenté a sa propre cohérence laquelle obéit à ses propres règles, celle d’une lecture faite de heureux hasards, de nouvelles rencontres, mais où une tension existe entre le mouvement de la lecture qui se veut, elle, toujours continue et le texte qui, lui, est constamment fragmenté.

Le problème de toute lecture du texte fragmenté consiste dans le choix que le lecteur est toujours amené à faire entre le fil syntagmatique et les réseaux paradigmatiques, entre la « visite guidée » et « l’entrée par effraction » à travers toutes sortes d’issues interdites ou cachées. En étant attentif à la matérialité du texte ainsi qu’aux ressources de l’appareil énonciatif, le lecteur peut trouver dans le fragment une forme qui multiplie les explosions de sens. La lecture est ainsi facilement entraînée vers un travail de type herméneutique. En ce qui concerne la visée de la stratégie du fragment, nous pouvons mettre en avant le fait qu’un espace particulier est présenté au lecteur pour la prise en charge du texte dans cet acte de co-énonciation qu’est la lecture. La mise en évidence des relations existant entre les différents morceaux éclatés permet au lecteur un régime maximal d’investissement dans la construction de la signification globale du texte.

Notes
36.

Iser cite l’exemple de Jacques le fataliste où les deux protagonistes offrent ce type d’opposition de perspectives. Chacune d’elles est ainsi relativisée par l'autre. Le lecteur, promené sans arrêt de la figure du valet à celle du maître et vice-versa (la focalisation variant au cours d'une même page), ne peut qu’envisager le fatalisme de Jacques à l’horizon de la liberté d’indifférence prônée par son maître et le principe de la volonté libre à l’horizon de l’idée d’undéterminisme aveugle.