1.1. Le réalisme socialiste : petit historique

Pour sa plus grande partie, l’œuvre de Kadaré a été écrite à une époque où l’Albanie subissait un régime communiste dont la ligne officielle prônait les normes du réalisme socialiste en matière de littérature. A l’instar de l'art soviétique, les principes de cette doctrine ont été établis comme fondement de l’art albanais pendant une période allant de 194642 jusqu’à la chute du système en 1991.

A son origine, la doctrine du « réalisme socialiste » s’est développée en Russie à partir des années 1930. Il s’agit d’un ensemble de processus politico-littéraires qui ont abouti à la formulation complète de ce phénomène culturel, social, politique et anthropologique lors du 1er Congrès de l’Union des Écrivains Soviétiques de Moscou. Le terme qui date de 1932 aurait été trouvé par Staline43. En se désignant comme « architecte du communisme », son objectif est de transformer les écrivains en « ingénieurs de l’âme humaine ».

Dans le domaine culturel notamment le système communiste instrumentalise l’art, parfaitement conscient de ses pouvoirs et de tout le profit qu’il peut en tirer. Ainsi, est-il utilisé pour une théâtralisation de la vie afin de créer une autre réalité, sans contradictions. Il s’agit en effet d’un « art compréhensible pour les masses » dont le but est de « dépeindre la réalité dans sa dynamique révolutionnaire ».

C’est d’abord Lénine qui avait fixé les règles d'un « art comme rouage de la société » dans un texte sur la littérature dès 1905. Selon lui, les forces politiques et celles de l’art doivent s’unir pour faire triompher la dictature du prolétariat.

« [...] le prolétariat aussi bien dans la forme de son avant-garde, le parti communiste, que dans la forme de la masse toute entière des diverses organisations prolétariennes doit coopérer de manière particulièrement active et essentiellement à l’éducation générale du peuple » 44 . Les intellectuels communistes comme l’avant-garde de la classe ouvrière, sont tout particulièrement chargés de faire fonctionner à l’intérieur du mécanisme social la « petite roue » et la « petite vis » de la littérature. En même temps, Lénine affirme à la fois la pluralité des courants et la nécessité d’élaborer un art compréhensible pour les masses.

« Tout artiste, et tout individu qui se considère comme tel, a le droit de créer librement en accord avec son idéal personnel, et sans tenir compte de rien d'autre »45. Ou encore : « Ce qui importe, ce n’est pas ce que l’art apporte à plusieurs centaines, ou même à plusieurs milliers de membres d’une population qui se chiffre en millions. L’art appartient au peuple. Ses racines doivent pénétrer, le plus largement possible, au plus profond du cœur des masses laborieuses. Il doit être compréhensible pour ces masses et être aimé d’elles ».

En somme, la position léniniste met l’accent sur le parti et sur la théorie du reflet en insistant sur le rôle pratique, utile, efficace, de la littérature dans la lutte d’émancipation du prolétariat.

Après la mort de Lénine en janvier 1924, c’est Staline qui étendra l’idée de la « petite roue » et la « petite vis » tout en forçant le trait sur l’art de masse et en gommant la spécificité individuelle de l’artiste. Il étouffe par ailleurs toute activité intellectuelle et artistique non conforme. Ainsi par exemple, le 23 avril 1932 il fait liquider officiellement tous les groupements d’artistes et d’écrivains existant en U.R.S.S. par un décret du Comité Central du Parti Communiste.

Par ailleurs, dans le jugement stalinien le but de « l’ingénieur de l'âme » est de combiner la fidélité de la représentation avec le remodelage idéologique. Cette doctrine exige notamment de l’artiste une « représentation véridique, historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire [et qui doit en outre] contribuer à la transformation idéologique et à l’éducation des travailleurs dans l’esprit du socialisme » (Aucouturier, 1998). Le postulat de départ est le suivant : l’art sert à former l'homme, il n’a pas de valeur intrinsèque, il ne peut, par conséquent, « être qu’édifiant, réaliste (on ne peut éduquer les hommes sur des exemples abstraits), il ne doit parler que du Beau (pour ne pas tenter les faibles) » (Ibid.). Son principe idéologique et esthétique fondamental étant « le dévouement à l’idéologie communiste », le réalisme socialiste doit par conséquent « mettre son activité au service du peuple et de l’esprit de parti, se lier étroitement aux luttes des masses » et adopter le parti de « l’optimisme historique »46.

Notes
42.

En 1946, une assemblée constituante proclame l'Albanie république populaire. La réforme scolaire est annoncée : l'enseignement, la science et l'art sont soumis à la doctrine du réalisme socialiste.

43.

Selon une autre hypothèse c’est à Fadéev que revient l’initiative d’avoir introduit l’expression réalisme socialiste dans la terminologie littéraire : « Si l’on comprend, écrit Fadéev, que la véritable méthode révolutionnaire dans le domaine de l’art est avant tout la représentation juste et artistique de la réalité dans son développement, dans ses tendances fondamentales, dans sa réalité vivante, dans la diversité des problèmes et des questions qui affectent l’humanité nouvelle alors on peut voir sans difficulté que notre littérature soviétique se développe de plus en plus fermement et victorieusement sous l’égide d’une méthode artistique nouvelle, révolutionnaire, la méthode du réalisme socialiste » (cité par Allain, 1983 : 38).

44.

Discours de 1905, L’organisation du Parti et la littérature du Parti, cité par Allain, (1983).

45.

Résolution du Comité Central concernant la littérature datant du 16 juin 1925.

46.

Dictionnaire culturel en langue française, sous la direction d’A. Rey, tome IV, entrée « réalisme », p.10.