1.3.2.2. Une esthétique impossible

L’ensemble de ces contraintes discursives aboutit donc, dans le roman réaliste socialiste, à une « marche au monologisme par la clarté monosémique de la langue, l’univocité du message, la clarté des vecteurs modaux, point de vue de la certitude de la narration » (1986 : 288). Comme R. Robin le souligne, « clarté de la langue, clarté du message, clarté de l’intrigue, clarté du dialogue et de la position discursive du héros », tout est mis en place pour que « la thèse soit perpétuellement rappelée, pour que la fiction soit illocutoire, commentaire interprétatif et injonctif du présent » (1986 : 306). L’esthétique de la transparence et de la clarté, touche ainsi à un rêve monologique d’homogénéité culturelle et idéologique, avec une figuration bien spécifique, le héros positif.

Or, cette conception de la littérature injonctive, est, de fait, impossible. Dans le titre de son livre : Le réalisme socialiste, une esthétique impossible, « impossible » renvoie selon R. Robin aux « contradictions théoriques, aux apories de cette esthétique, à la nature de la combinaison particulière qu’elle met en figures, les formes du vraisemblable, du réalisme, de la représentation » (1986 : 20).

Au total, l’ensemble des énoncés du réalisme socialiste dessine d’après elle un espace de données discursives à la fois précises et très vagues, voire contradictoires. Comme elle le fait apparaître, dès le 1er Congrès des écrivains soviétiques en août 1934, l’ambiguïté de l’énoncé initial surprend. En effet, l’énoncé nucléaire de ce qu’allait être le réalisme socialiste, immergé dans l’idéologique, est bien difficile à saisir si ce n’est par cet énoncé trivial et bien insuffisant : « L’art de notre temps doit être réaliste. » R. Robin montre que « chaque terme ici ouvre un paradigme de substituts et d’explications, dessinant un espace conflictuel :

L’art : « La pensée par images », « La pensée par sentiments », « La pensée inconsciente spontanée ».

De notre temps : « Social », « utile », « véridique », « art conscient », « art de contenu ».

Doit être : « Prescriptif », « guide de libération », « aidant l’intérêt général », « aidant à la prise de conscience ».

Réaliste : « Représentation véridique », « typique », « vivante », « concrète ».

Selon elle, non seulement chaque élément de l’énoncé nucléaire appelle l’ouverture d’un espace conflictuel, mais ici, chaque terme porte une ambiguïté susceptible d’entrer en contradiction plus ou moins explosive avec les autres termes de la définition : « L’art, pensée par images, faisant appel aux processus inconscients de la création, va pouvoir entrer en conflit avec ce qui est subsumé, […] sous le terme de « de notre temps », à savoir, la primauté du contenu, de l’idée, du conscient, de la maîtrise. Le réalisme, encore très mal défini mais qui prône un art de la mimésis et du vraisemblable, de la représentation typique et véridique, va pouvoir entrer en conflit avec l’ordre du « doit être », c’est-à-dire du prescriptif, de l’injonctif, de l’art comme aidant à la prise de conscience » (Robin, 1986 : 113).

Était-ce donc une doctrine condamnée d’avance ? F. Rastier s’interroge à son tour sur l’échec des réalismes totalitaires dont fait partie, bien évidemment, le réalisme socialiste. Ce sera l’objet de notre point suivant.