1.4.1.1. Les conditions sémantiques des effets de réel

Tout texte impose selon F. Rastier des contraintes sur la formation des images mentales, notamment par ses structures sémantiques. Ces contraintes dépendent des « régimes discursifs et des pactes qui régissent l’interprétation des genres textuels au sein des pratiques sociales » (2005). L’étude de la thématique – à travers les isotopies génériques – permet de spécifier ces conditions car elles déterminent l'impression référentielle dominante du texte. Quatre cas remarquables se présentent selon F. Rastier :

Le premier : celui d’une isotopie générique unique, correspond à l’homogénéité d’une seule isotopie dominante. Le texte induit alors une impression référentielle univoque.

Le second, est le cas d’un texte où aucune isotopie générique ne peut être construite : Le texte ne suscite pas d'impression référentielle (cf. le dadaïsme).

Dans le troisième, le texte présente une isotopie générique, mais des isotopies obligatoires (ou contraintes de sélection) n'y sont pas respectées. Les textes de ce type paraissent référer à un monde contrefactuel. C’est le cas des genres merveilleux.

Enfin, le quatrième cas : le texte présente deux ou plus de deux isotopies génériques entrelacées. Par conséquent, le texte induit une impression référentielle complexe. C’est le cas dans les textes mythiques, notamment religieux ou poétiques. De par leur structure sémantique, ils paraissent renvoyer à plus d'un monde.

F. Rastier souligne que lorsque les isotopies sont alternées, le texte est parabolique; lorsqu’elles sont entrelacées, il est cryptique, caché, dissimulé, comme c’est le cas dans la poésie hermétique. Ces deux sortes de textes ont en règle générale une fonction symbolique. Nous pouvons aussi ajouter le cas où les isotopies sont superposées : dans ce cas, le sens apparaît comme feuilleté.

L’étude des isotopies génériques et des liens qui s’établissent entre elles dans le texte, peut constituer pour nous une procédure de protocole afin d’observer le feuilletage des sens et les configurations sémantiques et thématiques qui sont ainsi formées. Ainsi, pouvons-nous remarquer que souvent dans les textes de Kadaré, nous trouvons la présence de deux isotopies génériques dont la relation est souvent métaphorique ou allégorique. C’est ce phénomène qui est à l’origine de la forme multivoque dont relèvent la plupart de ses récits.

À ces dispositifs thématiques sont associés des dispositifs dialectiques et dialogiques, qui structurent aussi bien le récit que la narration. Ils déterminent des conditions de représentation, telles que : la situation et la représentation identique à eux-mêmes des objets et des personnages, la transparence du langage de représentation, l’unicité d’un point de vue et une énonciation débrayée par le narrateur. Ces trois conditions « assurent qu’une image jugée fidèle de la réalité empirique se trouve représentée dans le texte » (Ibid.). F. Rastier souligne que pour remplir ces conditions, sont mis à profit par exemple l’usage de noms propres, de dates, de degrés maximaux de détermination, des aspects accomplis ; la mise en scène de personnages individualisés et socialement situés ; la mise en corrélation du temps cosmologique et du temps phénoménologique dans un temps linguistiquement linéaire ; la situation précise de foyers énonciatifs ; la mise en conformité des domaines sémantiques. Sont également utilisées avec prédilection des figures comme la description et l’hypotypose.

Les techniques de représentation du réalisme empirique et celles du réalisme transcendant étant antithétiques, le réalisme transcendant se signalise, selon F. Rastier, par contraste, par l’usage « de noms génériques, de degrés minimaux de détermination, d’aspects non accomplis ; la mise en scène de personnages typés non situés ; la disparité des temps phénoménologique et cosmologique, voire la disparition de ce dernier ; la situation imprécise des foyers énonciatifs ; la disparité des domaines sémantiques, qui permet les effets analogiques de leur mise en relation » (Ibid.).

Dans notre travail nous avons établi que Chronique de la ville de pierre se caractérisait par exemple de ce deuxième type de représentation. Mais une simple enquête sur les autres romans de notre corpus nous permet d’observer que l’ensemble de nos textes fonctionne pareillement. Malgré une description en apparence détaillée, la représentation du dispositif du temps, de l’espace et des acteurs est placé chez Kadaré sous une sorte de flou énonciatif. Les repérages « absolus » faisant défaut, les textes n’explicitent ni la toponymie ni la chrononymie, et le statut du narrateur n’est pas stable. Par conséquent, les ouvrages de Kadaré se veulent la plupart des cas a-temporels, a-spatiaux, et a-personnels. Par ce flou énonciatif recherché, l’intention de l’énonciateur vise généralement à donner une dimension d’abstraction à son récit. 

Ces techniques littéraires visant à supprimer le lieu, puis le temps, puis la multiplicité de la composition, en un mot « cette abstraction progressive » est une voie pour « passer du réalisme empirique au réalisme transcendant, et pour aller de la description des choses à la création du divin » (2005). Aussi, la représentation du dispositif énonciatif chez Kadaré correspond-il à ce même mouvement. Par l’abstraction qui dérive de l’utilisation des dispositifs thématique, dialectique et dialogique, ses œuvres procèdent à un passage du réalisme empirique à un réalisme transcendant.

Les propositions de F. Rastier de distinguer des niveaux ontologiques ou des « couches de l'Être » entre lesquels s'établiraient des relations de représentation sont très intéressantes et ouvrent des pistes à explorer. Ainsi, les textes, et particulièrement les textes artistiques, pourraient-ils être « définis et distingués par des degrés spécifiques de complexité » (Ibid.).