1.4.1.2. La reconduction et l’antinomisme – deux modes d’unisson des deux réalismes

Pour revenir maintenant à la reconduction, il faut souligner que la composante thématique des textes consiste à « conduire la lecture d’une isotopie générale dominante (qualitativement) mais hiérarchiquement inférieure (qualitativement) à une isotopie dominée mais surévaluée, au moyens de divers connecteurs (métaphores, paraboles, etc.) La première comportera des précisions de lieu, de temps et de nombre, à la différence de la seconde. Ce cadre sémantique général assure la fonction anagogique traditionnellement attribuée à la littérature » (Ibid.).

F. Rastier est d’avis que dans le cas du réalisme socialiste, « ce dispositif ne disparaît pas, mais se trouve surdéterminé par la forme dialectique d’un progrès : la séquence des deux isotopies est temporellement ordonnée, et la seconde décrit un monde nouveau, forme affadie du ciel » (Ibid.). L’allégorisme permet selon lui de passer du monde ancien au nouveau : « il y a là une mise en corrélation de la thématique (deux isotopies génériques hiérarchisées) et de la dialectique (deux intervalles temporels successifs), qui est caractéristique du prophétisme dévot » (Ibid.).

Dans la technique narrative, cela se traduit notamment par l'usage inlassable de la prolepse. K. Clark y voit « l'essence de la fiction soviétique à partir des années trente. Cette figure annonciatrice convient parfaitement à la fatalité des temps nouveaux et transforme les romans en tragédies optimistes : le meilleur y est toujours sûr » (cité par Rastier, 2005). L’utilisation de cette figure qui va de pair avec la narration lisse que prône le réalisme socialiste, est révélatrice du statut du réel : il est tellement stable est sûr, que l’on peut (déjà) raconter le futur !

Chez Kadaré, la reconduction ne fonctionne pas exactement sur ce modèle, dans le sens où l’utilisation de la métaphore n’est pas au service de l’évocation d’un monde nouveau, arrangé, correspondant à l’idéologie régnante. Au contraire, notre auteur exploite le décalage qui existe entre la consigne de représentation véridique de la réalité et la représentation « arrangée » conseillée. Si deux isotopies génériques sont presque toujours identifiables dans ses récits, leur superposition permet d’identifier à partir de la première (qui souvent renvoie à l’époque ottomane ou à l’Antiquité), la période contemporaine du lecteur. Dans ce sens, on pourrait dire que Kadaré prend au pied de la lettre la consigne du réalisme socialiste concernant une représentation véridique du réel. Ce dernier n’apparaît jamais embelli et la corrélation du thématique et du dialectique dont parle F. Rastier se fait toujours sur cet axe passé/présent, où le passé est chargé à jouer un rôle axiologique : soit il enferme des valeurs positives et devient un modèle d’interprétation ; soit il apparaît comme négatif et sert de modèle pour réfléchir le présent, et par là, le dénoncer. Dans tous les cas, ce procédé crée comme effet le désaveu du présent communiste.

Une seconde voie s’ouvre également pour aller du sens apparent au sens promis. « Alors que la voie reconductrice discerne dans les beautés empiriques les prémices des célestes, la voie antinomiste impose de détruire ce monde pour parvenir à l’autre. La première rédimait en transformant, la seconde condamne et détruit pour édifier, explicitement ou non. Chacune a ses techniques sémantiques de prédilection : la métaphore mesurée permettait à la première ce que P. Ricoeur appelait la promotion du sens ; la seconde apprécie la violence de l’antithèse, de l’hypallage, de l’oxymore, voire de zeugma ou de la paronomase » (Rastier, 2005).

L’antinomisme à son tour connaît deux voies. « Selon qu’il place l’isotopie générique comparante au-delà ou en deçà des seuils d’acceptabilité, il produit des textes lyriques ou grotesques. Plutôt qu’une forme débridée du réalisme empirique, le grotesque est une forme antinomiste du réalisme transcendant » (Ibid.). C’est aussi la forme de prédilection de Kadaré qui utilise l’antinomisme en tant que programme émancipateur.

Concluons en disant que l'aporie qui a détruit de l'intérieur le réalisme socialiste et que son histoire même révèle, consiste dans le fait que « partie à la recherche de la représentation véridique, cette fiction finit dans la période zhdanovienne par figurer des idées néo-platoniciennes, des essences [...] » (Robin, 1986 : 322). Et F. Rastier d’affermir que « le réalisme esthétique a subi de tels échecs qu’il n’a plus été revendiqué que par les idéologies totalitaires » (2005).