1.5.1. Un contrat non respecté

J.P. Champseix définit quatre phases dans l’activité littéraire de Kadaré en fonction de la positionque ce dernier adopte vis-à-vis des injonctions du réalisme socialiste. Il faut souligner que cette attitude est elle-même fonction des périodes du durcissement ou d’assouplissement du système politique albanais60. Par conséquent, ces quatre phases ainsi distinguées ne correspondent pas vraiment à une « évolution naturelle » de l’écrivain, mais à des postures différentes adoptées par rapport aux contraintes littéraires et politiques du système. Nous allons les examiner rapidement avant de passer à une étude plus détaillée de la sémiotique de subversion dont fait preuve Kadaré.

Dans la première période, J.P. Champseix fait figurer trois romans : La ville sans enseignes, (1959) Le Général de l’armée morte (1962) et Le Monstre (1965). Leur structure et leur contenu sont à l’opposé des critères du réalisme socialiste.

En effet, dès le départ, et sans doute pour défier le conformisme esthétique et idéologique imposé par le réalisme socialiste, Kadaré écrit son tout premier roman La ville sans enseignes. Il s’agit d’un roman qui sur le plan de l’actorialisation met en scène des escrocs, des voyous, des prostituées atteintes de maladies vénériennes, etc. Ambitieux et sans scrupules, les personnages principaux sont trois étudiants albanais dont le programme narratif consiste à falsifier un document historique. C'est un roman sombre, aux antipodes de la littérature socialiste.

De fait, aussi bien sur le plan de la figurativisation que sur celui de l’investissement sémantique, ce roman ne correspond pas à l’idéologie régnante : les acteurs ne représentant en rien des « types exemplaires »61 ; la valeur éducative que le texte est censé transmettre au lecteur en est, par conséquent, complètement absente. Par ailleurs, cette représentation actorielle est très loin de celle du réalisme socialiste selon lequel les types fondamentaux et les principaux héros des œuvres littéraires doivent être « les bâtisseurs actifs de la vie nouvelle » : ouvriers et ouvrières, membres du Parti, administrateurs, ingénieurs, jeunes communistes, pionniers. Selon la norme en vigueur, l’investissement sémantique de ces types idéaux doit être fonction d’un certain optimisme qui ne fait qu’anticiper l’avenir, car la littérature du réalisme socialiste doit savoir « regarder vers les lendemains ». Or, aucun optimisme ni héros positif au sens où il est défini par le réalisme socialiste ne peut émerger dans ce premier roman de Kadaré. Par une forme de subversion opérée sur le plan figuratif et thématique, il s’agit plutôt d’une inversion du rapport entre ces deux niveaux, ce qui entraîne par conséquent un changement du système de valeur sur le plan idéologique.

Et que dire du programme de falsification du document historique que les acteurs du récit mettent en place ? Dans une doctrine dont les injonctions consistent à marteler les valeurs de la vérité et de la véridiction, le mensonge, cette forme de manipulation qui consiste à faire paraître vrai ce qui ne l’est pas, est un affront qui va être de suite sanctionné. De fait, à son retour en Albanie, après la rupture des relations diplomatiques entre l’Albanie et l’Union soviétique, il publie trente pages de son roman dans un journal. Mais les extraits de sa tentative moderniste sont immédiatement interdits62.

Le second roman, Le Général de l’armée morte procède à ce que J.P. Champseix appelle la « stratégie de l’esquive », celle-ci étant accompagnée de plusieurs autres déviations. Ici, Kadaré montre d’emblée son désir d’ignorer les principes du réalisme socialiste, que ce soit par le choix de la thématique et sa façon particulière de la traiter, par l’absence de clarté idéologique ou par le climat onirique qui prédomine dans le roman.

Par exemple la guerre, sujet de prédilection du réalisme socialiste, est traitée de manière indirecte avec un éloignement temporel et émotionnel. Le héros principal du roman est un général italien présenté comme un missionnaire d’un service humain universel, alors qu’il devait « normalement » être investi sémantiquement de traits « négatifs » en tant que général d’une armée « impérialiste ». Le choix de cette figure traduit ainsi le « manque de clarté » et de « subversion idéologique » du narrateur qui « préfère » élire comme protagoniste la figure de l’« ennemi ».

Selon J.P. Champseix, l’absence dans ce roman du héros positif constitue un défi majeur, au point que le processus d’identification du lecteur avec celui-ci fait défaut. Il est aussi à noter l’absence du mot « parti »63, ainsi que celle d’une action véritable au sens où le réalisme socialiste l’entendait. Dans Le Général, le héros est donc un « ennemi », qui plus est, se voit confier une tâche qui n’a rien à voir avec celles du réalisme socialiste (remettre une usine en route, construire un barrage, etc.). Au contraire, sa performance consiste à déterrer des morts, dont le colonel Z. est le représentant. Or, l’accomplissement de cette tâche n’est à la fin du récit que « mission impossible » car le général se désolidarise du colonel en jetant à l’eau les ossements de ce dernier. Ce qui ressort c’est finalement un statu quo : en effet, le premier chapitre ainsi que le dernier s’ouvrent symboliquement sur la même phrase : « Une pluie mêlée de (flocons de) neige tombait sur la terre étrangère » (p.13 et 287). A part la transformation (d’état) du général – transformation psychologique de surcroît, – aucun progrès (surtout idéologique) ne s’est produit. Le général dont le point de vue constitue le foyer principal du récit, n’aime pas plus l’Albanie et les Albanais à la fin de sa mission qu’à son début.

Dans le parcours narratif du sujet en quête de l’objet, apparaît seulement l’épreuve décisive qui correspond à la performance du général, d’ailleurs gravement entravée par l’hostilité qu’il rencontre. Ce n’est donc pas la compétence du héros qui est portée en avant, comme cela est de mise dans le roman réaliste socialiste ; de plus, l’être psychologique prime au détriment de l’être social, ce qui également est en contradiction avec les injonctions de la doctrine (cf. supra).

Quant à la narration, elle se caractérise par une certaine polyphonie et un affrontement de points de vues : notamment on trouve dans le récit la présence d’un journal intime tenu par un soldat déserteur pendant la guerre dont le discours s’oppose à celui du général ; à ceci s’ajoutent des lettres de vétérans, des chapitres non numérotés etc. Un changement typographique est également présent par l’alternance romain vs italiques.

Mais c’est Le Monstre qui accumule le plus de critiques et qui est condamné pour « divagation idéologique et formelle », car il défie ouvertement les principes du réalisme socialiste. De fait, il s’agit donc d’un « ouvrage qui non seulement [enfreint] toutes les règles et recettes de la littérature traditionnelle, mais qui [est] imprégné du leitmotiv de l’angoisse et de la terreur politiques » (Kadaré, 1995 : 30). D’après B. Kuçuku, Le Monstre narrativise des thèmes comme la grande ruse, l’étouffement de la vérité, la trahison cachée, la terreur politique, accompagnés de leurs causes psychologiques telles que : la pression, le doute, la peur, l’angoisse – motifs qui n’avaient pas leur place dans la doctrine du réalisme socialiste.

En outre, ce court roman est très critiqué et interdit pour ses recherches formelles64, notamment pour avoir apporté des techniques décadentes d’écriture dans la littérature communiste albanaise. Plus particulièrement, ce roman est considérablement novateur en ce qui concerne l’utilisation du temps. Adoptant une forme pour le moins inhabituelle, il superpose et fusionne l’Antiquité65 et les temps modernes : ainsi, Troie devient Tirana, Hélène devient Léna et le Cheval de bois prend des allures de simple fourgon abandonné. L’imbrication temporelle et figurative qui prédomine dans tout le récit confère à ce dernier un caractère répétitif. Loin d’être un innocent procédé littéraire, cette confusion des temps traduit l’idée d’un temps sans direction, où les événements se trouvent à la fois devant et derrière les acteurs. De cette façon, l’usage de la terreur politique se répète sans cesse jusqu’à devenir un principe éternel. En effet, une structure temporelle cyclique importante se dessine qui couvre non seulement les saisons - d’octobre en octobre, - mais également la trahison politique et le climat de terreur qui règnent et sont toujours présents grâce au roulement systématique des deux temps.

Par ailleurs, à travers l’investissement sémantique de la figure du monstre, le récit procède à une superposition et à une transparence de figures qui renvoient à la période contemporaine. Ainsi, décrit-il l’angoisse et l’appréhension qui règnent dans la capitale albanaise dans les années 60 quand les premiers signes d’une scission dans le camp de l’Est se font sentir66. Cette angoisse est constante et imprègne le récit tout entier.

De toute évidence, avec Le Monstre, Kadaré écrit le roman le plus novateur de son œuvre du point de vue de la forme. Le permanent va et vient temporel entre l’Antiquité et l’époque moderne, leur fusion même, perturbe délibérément la lecture. Quant à la narration, elle participe de ce flou énonciatif qui s’établit grâce à l’instabilité des figures d’une part et à l’éclatement du narrateur de l’autre. Aurions-nous affaire, comme le soupçonne J.P. Champseix, « à un roman en train de s’écrire par un personnage-narrateur qui joue, de temps à autre, à l’omniscience… ? » (2000 : 221). De toute façon, la critique albanaise interdit la publication de l’ouvrage car il est jugé trop avant-gardiste pour l’époque. Il ne sera publié que 25 ans plus tard, soit dans les années 90, à la chute du système.

L’interdiction du Monstre oblige donc Kadaré à adapter et à modifier son écriture. Ainsi, dans la deuxième phase trouve-t-on des ouvrages plus « sages » comme Noces (1967), Les tambours de la pluie (1970) et Chronique de la ville de pierre (1971). Ces deux derniers sont cependant intéressants à étudier du point de vue de la forme et de la narration, car on y trouve des techniques qui vont à contre-courant des principes du réalisme socialiste.

Les tambours de la pluie se présente par exemple comme une alternance de chapitres à la troisième personne et de chapitres à la première personne. Ce changement de perspectives crée des effets de tension dans la lecture. Tandis que Chronique de la ville de pierre met à mal le principe même du narrateur dont la présence prend différentes formes dans le récit en allant d’un simple narrateur homodiégétique, à son effacement ou à son remplacement par d’autres narrateurs ou énonciateurs. Kadaré exploite dans ce roman une forme de narration qui disperse les données et crée des ruptures grâce, entre autres, aux techniques de montage et de collage de voix.

Dans la troisième phase, J.P. Champseix fait figurer L’Hiver de la grande solitude, un des textes « pivot » de l’œuvre de Kadaré pour lequel il subit la censure. Centré sur la rupture entre l’URSS et l’Albanie, cet ouvrage dresse un portrait de la société albanaise. Très ambitieux du point de vue idéologique, certains y ont vu un roman à la russe, en l’occurrence un Guerre et paix albanais. Or ce roman fait l’objet d’une campagne de dénigrement dans tout le pays, la critique reprochant à l’écrivain le rejet des normes littéraires en vigueur.

Enfin, dans la quatrième phase, apparaissent des ouvrages hostiles au régime comme La niche de la honte (1976) et Le Palais des rêves (1980). Ils fonctionnent sur le mode de la double lecture et dénoncent, sous des allégories et des métaphores, le système totalitaire. Kadaré s’y emploie à mettre enlumière les architectures mensongères du pouvoir et à démonter les mécanismes et les buts de la dictature : mise au pas de l’individu et de la pensée pour obtenir un homme nouveau, absence de liberté, appel à la délation, obéissance par la terreur, omnipotence du Parti. L'auteur analyse l’étendue sans limites du pouvoir totalitaire. Pour lui le mal totalitaire s’introduit dans l’âme humaine, anéantissant toutes références à l’idée même de liberté.

Dans Le Palais des rêves plus particulièrement, le contrôle de l’État sur ses citoyens s’étend jusqu’au contrôle des rêves. De fait, il s’agit d’un « étrange palais où une armée de fonctionnaires collecte, trie, archive et interprète les rêves de tous les sujets de l’Empire, dans le but d’y deviner les troubles à venir pour mieux les anticiper ». Le héros principal, Mark-Alem commence au bas de l’échelle, au tri : sa tâche est de sélectionner les rêves qui peuvent présenter un intérêt. Il passe ensuite à l’interprétation, avant d’arriver au poste suprême de cette terrible bureaucratie. A la fin, Le Palais des rêves devient pour lui l’« enfer des rêves », lorsqu’il sent peser sur lui la menace d’être broyé à son tour.

Le fonctionnement métaphorique de ce récit qui permet de substituer paradigmatiquement l’empire ottoman par l’état totalitaire, crée un effet d’« effroi » pour le lecteur albanais : l’interprétation de la métaphorisation comme substitution paradigmatique de figures, obtenue sur une base sémique commune tout au long du texte, lui permet de reconnaître aisément au niveau de la topographie la capitale albanaise, Tirana, avec son Comité Central, la banque et le grand boulevard alors que l’histoire est censée se passer à Istanboul…

A partir de 1975 l’écrivain entre dans une période de purgatoire littéraire. Pendant trois ans, il est pratiquement interdit de publication. En 1978 seulement, les autorités permettent la parution de trois romans. La rupture avec la Chine inspire à Kadaré Le Concert qui décrit la situation politique albanaise pendant l’alliance avec la Chine. Achevé en 1981, il n’est pas diffusé en librairie. Il attendra 1988 pour paraître dans son entier.

Notes
60.

On peut dégager grosso modo quatre phases : une première phase d’assouplissement idéologique, inattendue et brève entre 1961-1965, suite à la rupture avec l’URSS, période qualifiée de « libérale » en ce qui concerne la culture ; une deuxième phase dite de « révolution culturelle » entre 1966-1969, calquée sur le modèle chinois et qui correspond à la phase maoïste ; une troisième phase de durcissement entre 1972 et 1975 ; et une dernière phase de terreur après 1981 jusqu’à la mort d’E. Hoxha en 1985.

61.

Selon les termes d’Aristote, la représentation des « types exemplaires » confère aux arts une dignité ontologique.

62.

Ce roman n’a pu être publié en Albanie qu’après les années 90, soit trente ans après sa parution.

63.

Dans Dialogue avec Alain Bosquet, Kadaré « explique » cette absence et les critiques qu’elle provoquait. En effet, il s’agissait du « seul roman sur la lutte antifasciste où non seulement le rôle du Parti n’était pas mis en relief, mais où il n’était pas même mentionné » (1995 : 24). Une seule phrase rapportée par le narrateur apparaît en effet au milieu du chapitre V : « Le général, tout en sirotant son café, parcourait du regard les slogans écrits sur les murs. Il ne saisit que les mots « plenum », révisionnisme », et le nom d’Enver Hoxha au bas d’une brève citation » (p.56). On est loin des commentaires euphoriques du narrateur que demande la convocation de telles figures !

64.

Ce roman constitue l’exemple même d’une « quête de la forme » incontestable de la part de l’auteur, ce que nous allons étudier plus loin dans notre travail.

65.

Marqué par le chagrin que lui avait causé la chute de Troie dans l’Iliade, Kadaré fait surgir dans Le Monstre des figures de la mythologie pour la première fois sous sa plume et en propose une nouvelle lecture.Ce ne sera pas la dernière.Cette forme d’intertextualité qui fait apparaître les figures de l’Iliade, de Macbeth ou de Hamlet dans un autre récit, se trouve dans d’autres romans, notamment dans Le Concert, ou dans Vie jeu et mort de Lul Mazrek, et tout dernièrement dans son essai Hamlet ou le prince impossible (2007).

66.

Nous avons affaire ici au mythe du danger imminent venant d’un ennemi inexistant. Il dénote assez bien la paranoïa politique du système communiste albanais pendant la dictature où quelques 700 000 bunkers ont été construits pour échapper à une invasion étrangère qui ne s’est, en fait, jamais produite !