1.5.2. Des écarts sanctionnés

Comme on peut le constater de ce bref parcours, une partie des livres de Kadaré a été interdite par le régime (quatre le sont par décret : Le Concert, Le Palais des rêves, Le Monstre et Clair de Lune). L’auteur explique lui-même que cela laissait à entendre qu’on ne pouvait les trouver nulle part, ni dans le commerce, ni dans les rayons des bibliothèques. Certains autres étaient frappés d’une semi-interdiction, c’est-à-dire qu’on n’en parlait pas dans la presse, qu’on faisait comme s’ils n'avaient jamais été écrits.

En effet, une stratégie avait été élaborée et mise en place par le régime communiste pour contenir les écrivains réfractaires et éradiquer toute dissidence. Sous ce motif et basés sur la loi dite « d’agitation et de propagande », les critiques de l’époque ont observé le désaccord de l’œuvre de Kadaré avec le cadre du réalisme socialiste sur le plan scientifique. Comme cela est démontré dans un ouvrage de Sh. Sinani67, des spécialistes ont reproché à Kadaré, à juste titre d’ailleurs à l’époque, « décadence », « abandon et déviation du réalisme socialiste », « allusions contre le communisme », « opposition idéologique contre l’État », « attaque contre la dictature du prolétariat », « influence de la littérature occidentale », notamment du « surréalisme », de l’« existentialisme » et de la « psychanalyse freudienne » entre autres (Sinani, 2005 : 166).

D’autres blâmes68 comme « déformation de l’histoire », « perte de l’esprit guerrier et pacification », « attentat contre le système en place », « mépris pour la poésie folklorique du Nord », « dénonciation idéologique du système » (Ibid., p.47), ont accompagné la création de Kadaré tout au long de la période du réalisme socialiste. Ces accusations reflètent principalement deux « déviations » essentielles : une première qui se situe sur le plan esthétique, accompagnée d’une deuxième sur le plan idéologique.

Or, comme nous l’avons vu plus haut, il s’agit là de deux « limites69 à ne pas franchir : une par l’œuvre qui au niveau esthétique doit rester fidèle au réalisme, c’est-à-dire être une peinture de la réalité ; une par l’écrivain qui au niveau idéologique ne peut adopter une autre vision du monde que socialiste » (Allain, 1983 : 42).

A première vue, il y a un distinguo très net entre les déviances esthétiques possibles et les déviations idéologiques. Mais, comme le souligne A. Allain, très tôt, s’opère un dangereux amalgame : le déviationnisme esthétique est assimilé au déviationnisme politique. Le reproche fondamental fait à tous les déviants est le suivant : « votre déformation du réel tient à la vision erronée que vous avez du monde. Une vision erronée est une vision non-révolutionnaire, et de non-révolutionnaire à contre-révolutionnaire, le pas est vite franchi » (1983 : 26).

Notes
67.

Ancien directeur des Archives albanaises, Sh. Sinani nous livre dans Nje dosje për Kadarenë (2005) des documents d’archives qui témoignent des défis littéraires de Kadaré et de l’influence de sa littérature sur le développement de la pensée albanaise. (Pour la traduction française voir Le dossier Kadaré, Odile Jacob, 2006).

68.

Comme il en ressort du livre de Sh. Sinani, la littérature, en tant qu’art, faisait l’objet d’une certaine surveillance de la part des cadres du parti et de l’État chargés d’appliquer la ligne politique et idéologique du pays. Ce sont ces spécialistes qui faisaient en même temps l’expertise des œuvres. Il s’agit, en effet, selon l’auteur auquel nous nous référons, de critiques qui n’étaient pas destinées à être publiées : en revanche, elles participaient aux rouages du mécanisme mis en place par l’État afin que celui-ci exerce son contrôle idéologique sur le développement de la pensée de l’époque. Elles rendent compte, par ailleurs, du contrôle politique exercé sur la littérature pendant la période communiste et plus largement des rapports entre l’État totalitaire et l’art. Une main mise élaborée donc par l’État dont faisait partie tout un ensemble d’employés appartenant à l’administration du parti, des gens de l’art et de la culture, des fonctionnaires d’organisations et d’associations littéraires et artistiques, des maisons d’éditions et des rédactions de journaux, qui tout en faisant preuve d’une « vigilance idéologique » à l’encontre des apports de la littérature, avaient pour but de dénoncer les œuvres « non conformes » (2005 : 99).

69.

Ces limites sont clairement indiquées dans le cadre défini par Fadéev et Gorki comme le souligne A. Allain (op.cit.).