1.6. Subversion du réalisme socialiste : un problème sémiotique

Nous avons déjà avisé notre lecteur que nous restons en dehors du débat sur une éventuelle dissidence de Kadaré. Ce qui nous intéresse c’est d’établir les principaux procédés à travers lesquels Kadaré marque une rupture par rapport à la tradition littéraire de son temps (cf. la littérature albanaise du réalisme socialiste). Notre objectif est notamment de mettre en lumière et de formaliser les éléments et les dispositifs sémiotiques mis en jeu par l’écriture de subversion dont il fait preuve. C’est eux qui fondent la reconnaissance du « style Kadaré », en rupture et en opposition avec le dogme du réalisme socialiste.

Le style d’un écrivain reflète bien évidemment une dimension individuelle qui sert à le distinguer d’un autre. Mais ce n’est pas cet aspect-là qui retient notre attention. Nous analysons le style comme forme d’expression (ou signifiant) auquel correspond une forme du contenu (ou signifié). De fait, le recensement d’un répertoire de figures et de procédés stylistiques, ou comme l’appelle A.J. Greimas, d’un « catalogue de formes littéraires » pourrait constituer le signifiant d’un métalangage, à condition que l’on affirme « l’existence parallèle et immanente au signifiant, d’un signifié global qui rend compte du choix des formes utilisées et de leur destination sociale, qui comprend à la fois l’esthétique et la morale d’un langage littéraire donné » (1956 : 377).

La mise en évidencede la signification globale des formes littéraires d’une époque permet donc de comprendre comment s’articulent, en tant que formes, des signifiés donnés. Le réalisme socialiste fonctionne pour nous comme une sémiotique avec un plan de l’expression et un plan du contenu. Afin d’aboutir à un répertoire des procédés que cette méthode préconise du point de vue des modes de narration et l’usage que Kadaré en fait, nous tenons compte dans notre enquête, aussi bien de phénomènes figuratifs, narratifs, de disposition textuelle et typographique que de phénomènes énonciatifs.

Une répartition selon les plans sémiotiques cités ci-dessus des différentes contraintes que nous avons déjà esquissées dans notre travail (cf. supra) est possible. De fait, nombre d’entre elles concernent en premier lieu le plan figuratif, notamment par le traitement des figures (acteurs, temps, espaces), mais, à travers lui, c’est un certain traitement du thématique et de l’axiologie qui est visé. Sont concernés par ce plan : la stabilité des figures et des actants, leur vraisemblance, leur cohérence isotopique, la représentation du héros positif et négatif de façon non ambivalente, la monosémie et la clarté idéologique, le choix de thèmes appropriés etc.

Le plan narratif implique quant à lui les contraintes de non perturbation des schémas narratifs, le caractère particulier du titre et du dénouement, une intrigue et un programme type, la concordance entre fable et sujet.

La disposition textuelle touche à son tour la matérialité (stabilité) typographique et l’absence de toute forme de fragmentation et de morcellement spatial textuel.

Enfin, le plan énonciatif concerne le traitement de la narration, notamment le statut particulier du narrateur et de ses fonctions dont dépendent l’unicité du point de vue, le soulignement des flash-back, l’utilisation des prolepses, les redondances, l’absence des ellipses, les rappels et autre désambiguïsations (fonction de régie), ainsi que la présence des commentaires (fonction idéologique) : l’ensemble de ces procédés doit aboutir à une narration univoque et sans ambiguïté ; dépendent également de l’énonciation l’homogénéité du texte et son autonomie comme énoncé différé et écrit, d’où l’interdiction de l’intrusion de l’instance d’énonciation ; de même, fait partie de ce plan la connivence entre le narrateur et le lecteur qui a pour but d’établir le contrat de véridiction selon les modalités : raconter vrai et croire que c’est vrai.

Nous pouvons nous rendre compte que si ces contraintes fictionnelles visent en premier lieu le fonctionnement même du récit, – son fonctionnement discursif, – elles correspondent et ont pour objectif de créer des effets de sens idéologiques, notamment une homogénéité et une clarté culturelle et idéologique.

En nous référant aux préceptes que nous venons de structurer, nous tenterons maintenant de mettre en lumière les grandes lignes de l’écriture que met en discours notre auteur en nous focalisant sur quelques éléments des plans figuratif, narratif et textuel. A partir de là, nous examinerons comment ils interviennent dans le processus énonciatif et dans la fragmentation de l’instance de l’énonciation. Nous verrons que le programme de « subversion » mis en place par Kadaré implique un usage souvent contraire des contraintes réalistes socialistes et aboutit, au contraire d’une homogénéité et d’une clarté idéologique, à une hétérogénéité et à un bouleversement idéologique du lecteur.