1.6.1.1. La classe des acteurs

Le statut fantomatique de Konstantin nous amène à observer une autre particularité qui caractérise la classe des acteurs : la présence des morts. Ils sont omniprésents dans l’œuvre et brouillent la frontière entre eux et le monde des vivants au point que nombre de récits s’éloignent d’un réalisme pur. Tel est le cas dans Le Concert ou dans Le Général où deux mondes coexistent : le monde des vivants (le général, le prêtre, Nice, etc.) et le monde souterrain des squelettes (le colonel Z., l’armée de nylon). Dans Le Monstre, également, la classe des acteurs est aussi soumise à une fusion et à une superposition des acteurs qui appartiennent à des temporalités diverses : l’Antiquité et le présent (cf. infra : la commutativité entre Gent Ruvina/Laocoon, Léna/Hélène, Maks/Ménélas etc.). Dans Vie, jeu et mort de Lul Mazrek le mythe rejoint la réalité posant un problème de coréférence. Dans ces récits, la frontière qui sépare le rationnel de l'irrationnel, le réel de l'onirique, le vécu du mythique est très mince. Comme le souligne J.P. Champseix, « Kadaré brasse ainsi le légendaire, le fantastique, [le mythique] pour aboutir à un réalisme interdit71 (2000 : 570).

Le brouillage des axiologies est un autre phénomène qui revient dans les récits de Kadaré et qui prend des formes différentes. Par exemple, il se reflète dans l’ambivalence créée par l’inversement des axiologies préétablies, affectées à la distribution des rôles (cf. représentation des héros positifs et négatifs de manière non ambivalente). Comme nous l’avons déjà constaté dans Le Général de l’armée morte, la subversion consiste dans la décision de faire de « l’étranger », de « l’ennemi », le héros du récit. Ainsi, celui-ci est loin d’être non ambivalent : étranger, militaire, représentant d’une armée impérialiste, en proie à des problèmes psychologiques de surcroît, il est tout sauf celui qu’il « doit » être. Dans un autre roman, (cf. Chronique de la ville de pierre) le héros positif est un enfant, qui ne peut être investi sémantiquement des valeurs idéologiques qui lui incombent dans son rôle de héros positif. Que dire aussi des Tambours de la pluie, où le héros positif – si l’on désigne comme tel le scripteur du camp des assiégés – reste anonyme ? Ou encore des héros de La Ville sans enseignes qui ne sont rien d’autre que des escrocs, des voyous, etc. Nous en concluons que l’absence d’un véritable héros positif tel qu’il est souhaité par le réalisme socialiste brouille les pistes pour le lecteur et pose un problème de sens pour celui-ci, le processus d’identification faisant défaut.

Une autre forme de brouillage des axiologies consiste dans la mise en place de programmes narratifs qui vont à l’encontre de ceux prescrits par le réalisme socialiste : par exemple, la falsification dans La Ville sans enseignes ou la manipulation dans Vie, jeu et mort de Lul Mazrek où le régime communiste et le Guide en personne truquent l’histoire en vue d’une manipulation politique du mythe de la mort d’Hector.

Enfin, une troisième forme de brouillage se met en place par l’absence, l’ellipse : cf. l’absence du Parti dans Le général de l’armée morte, ou l’absence de « types exemplaires » tout simplement.

Dans la classe des acteurs, nous focalisons aussi sur un autre élément important, mis également en évidence par J.P. Champseix : beaucoup d’acteurs de notre corpus sont écrivains. En effet, « à l’injonction du réalisme socialiste qui demande que les personnages soient des « gens simples » ou de jeunes héros qui vont peu à peu s’initier à la société nouvelle et comprendre le bien-fondé de l’idéologie, Kadaré répond d’une manière originale en mettant en scène ses égaux : écrivains, romanciers, reporters, chroniqueurs, etc. » C’est eux qui prennent en charge des « fragments de chroniques, de thèses, de journaux, de synopsis, de contes, de romans, de discours, de documents officiels, de pièces d’archives, de lettres ou de poèmes… » (2000 : 634). Comme nous l’avons déjà analysé plus haut (cf. supra), en apportant une voix différente, ces acteurs écrivains jouent un rôle actantiel de compétence véridictoire dans le programme qui est le leur : déconstruire les artifices du pouvoir.

Par ailleurs, en mettant en discours des écrivains libres de leur parole et de leur pensée, Kadaré tend ainsi à narrativiser ce que le réalisme socialiste occulte ; au contraire d’une narration transparente et absente, leur écriture, mise en scène de façon visible et lisible, est bien présente dans le texte. Elle sollicite, de ce fait, doublement le lecteur.

Notes
71.

Ce choix figuratif renvoie également à l’utilisation des techniques postmodernistes. Ainsi, selon un critique de l’époque, « les postmodernistes ont une prédilection pour les mythes ayant un contenu alogique, magique, terrifiant. Ils apprécient par-dessus tout les éléments de la symbolique archaïque, préhistorique, les éléments magiques, mystiques, rituels, alogiques, et impulsifs de l’ancienne mythologie. Ils s’accrochent à tout ce qui a trait à la mythologie et qui concorde avec leur conception du monde, pessimiste, mystique et irrationnelle, qui éloigne nos contemporains du monde scientifique et les plonge dans le marais des croyances et des anciens préjugés de l’homme primitif. » A. Uçi, Le postmodernisme, une nouvelle expression du décadentisme en esthétique et dans l’art, L’Albanie aujourd’hui, n°1, p.42, Tirana, 1984, cité par J.P. Champseix, op. cit. p.121.