1.6.1.2. La temporalité

Sur un nouveau plan, celui de la temporalité, Kadaré fait preuve d’originalité par rapport aux contraintes du réalisme socialiste. B. Kuçuku divise ainsi les ouvrages en deux groupes : d’un côté les ouvrages uni - temporels ; de l’autre, les ouvrages pluri - temporels.

Dans le premier groupe entrent ces romans où la trame raconte et concrétise une seule époque, p.ex. les années trente (cf. Avril brisé), ou la période de la deuxième guerre mondiale (cf. Chronique de la ville de pierre). Mais les plus intéressants sont les romans « pluri - temporels ». En effet dans ceux-ci on assiste à une superposition métaphorique de deux temps : le temps du récit, tout à fait identifié, (d’habitude très lointain) et un autre temps qui se lit en filigrane grâce à la ressemblance qu’il présente avec le premier. C’est un temps « invisible », caché par le temps raconté et intriqué en lui. On peut cependant le reconstruire et l’identifier à posteriori comme un temps contemporain grâce aux isotopies du temps de la fable.

Ces deux temps fusionnent en créant un troisième, a-temporel, qui ne peut être identifié. A travers le rapprochement que permet la superposition métaphorique, les ouvrages « pluri - temporels » racontent ainsi un événement du passé, en même temps qu’il sous-entendent le présent (cf. double lecture), et qu’il sont valables pour un temps éternel, d’où un effet d’« universalité » et d’« enrichissement » de la pensée.

Dans les récits multi-temporels, l’on voit se dessiner dans la plupart des cas deux lignes : passé/présent. Le futur y apparaît rarement et par petites touches (cf. Chronique de la ville de pierre). Dans ce cas, il est porteur de « tristes présages » et sert à faire des allusions sur la situation politique de l’Albanie. Mais observons plutôt la fonction de la division temporelle entre le passé et le présent. Souvent, Kadaré prend comme toile de fond les temps historiques (l’empire turc p.ex. comme dans Les tambours de la pluie, Le Palais des rêves ou La niche de la honte), ou l’Antiquité (cf. Le Monstre, La pyramide), d’où cet « éloignement de la réalité » si souvent reproché. Ainsi, le traitement temporel devient-il chez lui non seulement un refus esthétique du temps linéaire, mais il est fonction d’une confusion d’époques chargée de sens. Ce mélange des temps participe également de l’intertextualité, telle que nous l’avons traitée dans la première partie de notre travail (cf. supra).

L’usage du passé et des mythes antiques revêt chez Kadaré une dimension herméneutique. Cela permet en premier lieu, par substitution paradigmatique, l’identification et la dénonciation du temps présent, celui de la dictature. Le parallélisme fait entre le régime communiste et l’Antiquité sanglante donne au lecteur une instruction de lecture pour y apercevoir un climat de crimes et d’angoisse d’État. De fait, comme l’auteur lui-même le souligne, le monde antique s’apparente par certains côtés à l’univers communiste : la lutte pour le pouvoir, la psychose des tyrans, l’angoisse suscitée par la dictature, les rumeurs, l’espionnage etc. Quant à l’apparition des légendes et des ballades albanaises, elle renferment des modèles d’interprétation (cf. la parole donnée dans Doruntine ou le code coutumier dans Avril brisé) que Kadaré ne voit pas dans le présent ou le futur d’un État totalitaire72.

L’approche discursive du temps devient clairement objet de transgression chez Kadaré. En se livrant à une multitude de jeux portant sur le rapprochement, l’alternance, la fusion ou le figement des temps, il s’inspire de la conception aristotélicienne selon laquelle « le temps et nous, nous nous trouvons dans le même rapport que celui qui existe entre deux roues tournant à des vitesses différentes. C’est ainsi que nous pouvons laisser derrière nous un événement (par exemple la guerre de Troie) tout aussi bien que nous pouvons avoir encore le même devant nous. Si peu logique que puisse paraître une telle conception, elle n’en est pas moins, sur le plan poétique, admirable » (1991 : 46).

Dans Dialogue avec Alain Bosquet, Kadaré déclare : « devant moi, se trouve un autre temps, un temps émietté comme de la poudre de verre, un temps sans direction, pré - prométhéen, si j’ose dire, qui attend que je lui en imprime une » (1995 : 76). Comme on le voit, on est loin du temps linéaire et rassurant que postule le réalisme socialiste. Au contraire, ruptures, rapprochements, déplacements et chamboulements chronologiques sont des procédés mis en discours par l’énonciataire au service d’un plan supplémentaire d’organisation narrative qui dessine une nouvelle relation, beaucoup plus complexe, avec son énonciataire (cf. mise en intrigue du sujet).

Notes
72.

La présence des contes, des légendes et des ballades dans le texte assure aussi une autre fonction : elle remplace le vide culturel.