1.6.2. Le plan narratif

Quant au plan narratif proprement dit, nous avons déjà vu plus haut (cf. supra) qu’en ce qui concerne les programmes narratifs de base, le roman du réalisme socialiste est un « roman du travail » où le héros se donne pour tâche de remettre une usine en route ou de construire un barrage, de collectiviser la terre, ou d’insuffler de l’énergie aux ouvriers d’un chantier, etc. Par ailleurs, le schéma narratif type que préconise le réalisme socialiste est un schéma carcasse, classique, un schéma conflictuel, tiré de la vie. Il comprend un dénouement heureux et positif, clairement assumé par le héros principal.

Or rien de tout cela chez Kadaré. Ni programmes narratifs conformes, ni dénouements heureux. L’intrigue elle-même pose problème. Elle est souvent simple et se résume parfois à un seul motif, comme c’est le cas dans Le Monstre où l’histoire se crée à partir du motif de l’enlèvement, ou dans La Chronique, où l’intrigue peut se résumer à l’occupation de la ville par des armées étrangères qui se succèdent les unes aux autres. Ou encore dans Le Général, où le schéma narratif est minimaliste : un sujet (le général) est en quête d’un objet-valeur (les restes de soldats tombés à la guerre). On voit que d’un côté ces schémas ne sont absolument pas typiques des réalités du jour comme le réalisme socialiste les prescrit ; et d’autre côté, la valeur des récits où ils apparaissent ne tient pas simplement à l’histoire qu’ils racontent. En effet, et comme nous avons essayé de le montrer tout au long de ce travail, les récits kadaréens enflent, prennent vie et forme de cet ensemble de fragments, d’épisodes, de genres disparates, qui se juxtaposent, s’enchâssent, s’alternent les uns aux autres et brisent le temps du récit en même temps qu’ils le constituent. C’est la mise en relation des éléments par l’établissement de relations sémantiques entre les différents pans du récit ainsi diffracté qui crée la dynamique du sens. Nous retrouvons ici l’importance de la distinction entre fable et sujet, et constatons que des effets de sens naissent justement de la tension et des configurations qui se dessinent dans l’activité interprétative du lecteur. Ne représentant pas purement un intérêt narratif, lié à l’histoire proprement dite, la mise en intrigue de la narration crée ainsi pour le lecteur une possibilité d’accès au sens.

Une autre particularité du plan narratif dans les récits de Kadaré est le refus des heureux dénouements qui se double parfois d’un autre élément : le récit se clôt dans l’inachèvement de l’histoire et la narration paraît ainsi suspendue. Comme le souligne J.P. Champseix, « l’absence d’épilogue renforce le flou du monde et s’oppose à l’explicitation bien nette du destin des personnages, recommandée par le réalisme socialiste » (2000 : 622). L’absence d’un tel dénouement signifie donc une entorse esthétique, liée cependant à l’axe idéologique. Elle traduit dans le langage du réalisme socialiste un manque de clarté idéologique et une nuisance à la transmission d’un message clair et net pour le lecteur.