1.6.4. Le plan énonciatif

Soulignons le fait que ces « accidents » ont leur origine sur le plan énonciatif. « Responsable » de la narration et en particulier du statut et des fonctions du narrateur, l’énonciateur utilise de nombre d’artifices et de procédés pour créer des effets de sens sur l’énonciataire. Or ce qui nous interpelle dans la méthode du réalisme socialiste c’est l’interdiction de l’intrusion de l’énonciateur dans le texte et la présence de marques trop explicites de celui-ci. De fait, ces marques doivent être réduites à l’unicité de la perspective et des points de vue adoptés, ainsi qu’à l’omniscience et à la transparence du narrateur que l’énonciateur délègue dans le récit. Nous avons traité plus haut les fonctions du narrateur réaliste socialiste et avons constaté l’utilisation prépondérante de la fonction idéologique et de témoignage, ainsi qu’une forme limitée et contrainte de la fonction de régie. Quant à la fonction communicative, elle se trouve également limitée à une connivence entre le narrateur et le lecteur uniquement en ce qui concerne la véridiction. Enfin, la fonction narrative, suppose la présence d’un seul type de narrateur (extradiégétique-hétérodiégétique), seul et unique source de l’histoire qu’il raconte.

Chez Kadaré, et particulièrement dans notre corpus, nous assistons à une instance de l’énonciation « éclatée ». Le narrateur que cette dernière délègue dans le récit l’est par ailleurs tout autant. Dans Chronique de la ville de pierre notamment, la fonction narrative est assurée par un narrateur homodiégétique ce qui constitue une entorse à la consigne réaliste socialiste. Étant un personnage parmi d’autres, celui-ci n’a pas la complète maîtrise de l’univers textuel, et par conséquent, sa narration ne peut être rassurante. Par ailleurs, il est relayé par d’autres acteurs ou énonciateurs pas toujours identifiés, au point même que la frontière entre eux n’est pas nette. Il en ressort un effet d’« incertitude » quant au statut du narrateur et de l’énonciateur qui prennent en charge les différents passages du texte. En effet, nous ne sommes parfois pas en mesure de répondre à la question « Qui parle ? ». Ce flou énonciatif est par ailleurs bien illustré par « les propos d’inconnus ».

Dans Le Monstre, le narrateur principal (extradiégétique-hétérodiégétique) fonctionne de pair avec un scripteur (intradiégétique-homodiégétique) qui prend en charge une grande partie du récit, mais les marqueurs de leur présence respective ne sont pas bien définis, si bien que des soupçons naissent quant à une possible identité entre les deux. Dans Les tambours de la pluie, la narration est également partagée entre deux instances : d’un côté un narrateur homodiégétique qui raconte à la première personne, de l’autre, un narrateur hétérodiégétique qui raconte à la troisième personne. Enfin, dans Vie, jeu et mort de Lul Mazrek, un chapitre entier ne peut être attribué qu’à l’énonciateur (cf. chapitre IX).

Se dessine ainsi dans tous ces romans, un éparpillement de la fonction de narration par délégations successives : l’énonciateur délègue une première fois un narrateur ; dans le cas des narrations homodiégétiques celui-ci est scindé en deux (narrateur-scripteur et narrateur-personnage) ; dans le cas des narrations hétérodiégétiques, il fonctionne de pair avec un scripteur homodiégétique, ou alors la parole est donnée à d’autres narrateurs (intradiégétiques) ; enfin, l’énonciateur lui-même intervient dans le texte et prend en charge des passages de celui-ci.

Cet « éclatement » de l’instance de l’énonciateur fait que la narration est elle-même éclatée, dans le sens où elle ne dépend pas d’une instance homogène, seule et unique responsable de la « voix » du texte. Par ailleurs, un effet d’« écho » se crée grâce à la présence de différents types de narrateurs (extradiégétiques, intradiégétiques, hétérodiégétiques, homodiégétiques) qui brisent l’unicité de la voix narrative principale par l’affrontement des voix qui se profilent. La présence de deux (ou plusieurs) narrateurs dans le même récit joue également sur un autre plan : elle fragilise l’illusion référentielle et met à mal le statut identitaire des acteurs. Dans la première partie de notre travail, nous avons mis en évidence l’effet de « polyphonie » et de « profondeur » qui se dégage de ce type de narration morcelée.

Quant aux fonctions du narrateur, on peut noter en général l’absence de l’aspect interprétatif de l’histoire, lié aux deux fonctions testimoniale et idéologique. D’ailleurs, dans le cas des narrateurs hétérodiégétiques, ils sont d’ordinaire caractérisés par une certaine distance vis-à-vis de leur récit. Même lorsqu’ils sont omniscients, leur présence est discrète et on les rapprocherait presque de la figure d’un observateur qui décrit et rapporte. Cette distance a par ailleurs valu à l’auteur de vifs reproches de « tiédeur », d’« indifférence », de prétention à être « au-dessus de la mêlée ». Selon J.P. Champseix, il ne s’agit « pourtant pas [d’] un sentiment de hauteur ou de mépris qui se dégage de cette manière de narrer » (2000 : 611). Elle serait plutôt liée à « un sentiment de fatalité, rendant naturel le malheur qui semble survenir moins à cause de volontés personnelles que d’un fonctionnement général du monde » (Ibid.).

« Il est donc inutile pour le narrateur de se mettre en avant et de juger ce qui ne peut se passer autrement. On comprend ainsi pourquoi le personnage du chroniqueur occupe une place si importante dans l’œuvre. Il n’invente pas, comme l’écrivain, il consigne les phases d’un processus » (Ibid., p.613).

Tout en adhérant à ces observations, nous tenons cependant à les compléter par la mise en évidence d’une certaine opposition qui se met en place entre cette « distance » du narrateur principal, et un rapport beaucoup plus proche du scripteur, ce qui traduit un effet de « proximité » de ce dernier avec les passages qu’il prend en charge. Par ailleurs, cette proximité est exprimée sur le plan énonciatif par l’utilisation du pronom personnel de la première personne (cf. scripteur dans Le Monstre, Le Concert, Les tambours de la pluie) qui contraste avec l’utilisation de la troisième personne par le narrateur principal. Comme nous l’avons déjà vu, le rôle du scripteur est assumé par des figures d’écrivains, de doctorants (!), de romanciers, etc., dont la convocation dans le récit joue le rôle d’une compétence véridictoire, au service d’une validation complémentaire. Cette mise en discours de deux types de narrateurs que tout oppose (extradiégétique-hétérodiégétique vs intradiégétique-homodiégétique) se traduit par une crédibilité différente pour le lecteur. Si le premier est un narrateur omniscient, certes, mais qui est distant et se limite à rapporter les faits, le second est un narrateur beaucoup plus proche de ce qu’il raconte, assumant et affectant un autre degré de pertinence au récit : en raison de ces distinctions, une opposition se profile entre un narrateur « indigne de confiance » et un narrateur « digne de confiance ».

A présent, si nous rapportons cette présence particulière du (ou des) narrateur(s) à des décisions de l’instance de l’énonciation, on peut se rendre compte que chez Kadaré, l’énonciateur met en place une véritable stratégie énonciative qui couvre un ensemble de procédés de persuasion et qui étend la connivence entre l’énonciateur et l’énonciataire du texte au-delà du simple processus de la véridiction. Cette narration morcelée aboutit à une forme du récit qui, privilégiant la confrontation et nécessitant un éclairage multiple, est mise en fonction de pratiques discursives différentes, telles que l’enquête, le dossier, l’instruction etc. L’utilisation de ces formes n’est pas anodine : elle permet au lecteur de mener une réflexion contre les faux-semblants des apparences et d’aller à la rencontre de la vérité, cachée sous l’opacité d’un certain « réalisme de l’évidence » prôné par le dogme du réalisme socialiste. Kadaré joue ainsi sur de nombreux procédés lui permettant de disperser les données et les manières de parler. Par la création de ruptures, qu’elles soient figuratives (actorielles, temporelles ou spatiales), textuelles (réalisées à l’aide de procédés typographiques : italiques, textes entre parenthèses etc.) ou narratives (présence diffractée de l’instance de la narration) ses textes amènent à une confrontation ou à une présentation binaire ou pluridimensionnelle de différents points de vue. Déviant de la ligne d’ensemble du récit, ces ruptures annulent un point de vue et donnent un nouveau rythme à l’œuvre. Quant aux collages, ils fonctionnent au niveau de l’ensemble, comme s’il s’agissait de plusieurs mosaïques harmonisées dans un seul cadre. La pratique des ruptures et du collage en particulier tend à créer un jeu de miroirs pour le lecteur et n’est pas insignifiante.

En guise de conclusion, nous pouvons affirmer que les récits de Kadaré présentent un décalage incontestable par rapport au réalisme socialiste auquel il est censé se tenir afin d’être conforme à la « norme » imposée par le système. Possédant leur propre logique et loin des conventions du genre, ses fictions procèdent à une double transgression de l’ordre en place : une transgression esthétique et une transgression idéologique. Une dialectique particulière s’installe avec le lecteur à travers la mise en discours de l’ensemble des procédés narratifs que nous avons observés ci-dessus. Habitué à un code narratif linéaire, à la stabilité des figures et des actants, à l’identification avec un héros positif monovalent, à l’euphorie du dénouement, à une narration claire et univoque, procédés en somme qui aboutissent à une clarté idéologique, le lecteur réaliste socialiste de Kadaré avait de quoi être déconcerté, désorienté et désemparé. Troublé et inquiété par une narration incertaine, un narrateur dont les contours se diluent jusqu’à en perdre la trace, face à une composition morcelée dont la saisie demande une interprétation autre que chronologique, en présence d’une discontinuité inquiétante, ses repères habituels ne lui servent plus. Les configurations inédites qui procèdent à une remise en question des formes romanesques traditionnelles73, impliquent pour le lecteur un investissement particulier dans le processus de la réception.

Notes
73.

Comme nous le verrons également dans l’étude de notre corpus, Kadaré recrée en permanence et essaie de trouver de nouvelles formes de narration. Une recherche formelle indéniable est à l’œuvre dans tous nos romans.