2.1. Choix et description du corpus

Rappelons que notre corpus a été constitué en fonction de notre problématique principale, à savoir l’éclatement de la narration. Après une lecture complète de l’œuvre d’Ismail Kadaré, nous avons sélectionné les ouvrages qui nous ont paru les plus pertinents de ce point de vue. Ainsi, avons-nous retenu les romans suivants : Le Général de l’armée morte, Le Monstre, Les tambours de la pluie, Chronique de la ville de pierre et Vie, jeu et mort de Lul Mazrek.

Notons toutefois que nous avons déjà cité quelques autres ouvrages qui présentent ponctuellement des phénomènes narratifs intéressants, tels que Le Concert, Le pont aux trois arches, L’année noire, Novembre d’une capitale ou Le Palais des rêves (cf. supra).

Il faut souligner que les textes qui composent notre base de travail ont été peu étudiés du point de vue de la forme. Ces écrits en prose méritent pourtant notre intérêt, d’une part pour la singularité qu’ils présentent, d’autre part, pour l’agencement de leur matière, qui permet l’analyse de ce processus lent et délicat qu’est la structuration du roman et des effets de sens qu’elle produit sur le lecteur.

Les cinq romans qui composent notre corpus sont caractérisés dans leur ensemble par une complexité des opérations énonciatives, ce qui a pour conséquence une hétérogénéité des formes ou, autrement dit, une rupture d’homogénéité du mode de construction du texte. Souvent ils se présentent comme un enchaînement ou une simple juxtaposition de séquences hétérogènes du point de vue de l’énonciation. En effet, dans la plupart des romans de notre corpus, le texte arrive segmenté, comme si le processus énonciatif s’interrompait après quelques paragraphes, voire quelques phrases, pour redémarrer ensuite. Nous verrons que ce fil textuel constamment rompu accepte bien, voire sollicite, une lecture particulière faite d’un va-et-vient constant entre les différentes formes textuelles ainsi isolées et les instances narratives qui les prennent en charge. En même temps, l’activité de lecture opère par son caractère linéaire une séquentialité et un agencement des divers fragments. Perçus par le lecteur comme appartenant à cette totalité matérielle qu’est le livre, les divers morceaux ainsi détachés fonctionnent comme des « éclats » d’un tout à la formation duquel ils participent.

Ce mode de construction qui obéit à un système de morcellement textuel sera considéré comme une stratégie énonciative, qui, d’une part,fonde le rapport au monde de l’instance de l’énonciation et d’autre part, correspond à la mise en place d’univers de valeurs pour le lecteur. Elle participe de la stratégie persuasive de l’œuvre.