2.3.1. Le général de l’armée morte

Éditions Albin Michel, 1970 (1 ère édition en français). Traduit par Jusuf Vrioni.

« Maître d’œuvre de son succès », selon É. Faye (1993 :12), ce premier livre, écrit en 1960 alors qu’Ismail Kadaré n’avait que vingt-quatre ans, est inspiré d’un événement réel : la recherche, puis le transfert, en 1960, par l’Italie, des restes de ses soldats tombés en Albanie pendant la deuxième guerre mondiale. Le roman campe un militaire de haut rang, sorti de la bourgeoisie italienne capitaliste et conservatrice, fier de son passé et de sa mission. Accompagné d’un prêtre, d’un expert et de quelques ouvriers albanais, le général erre à travers les montagnes, dans l’âpre paysage albanais, sous la pluie, le vent et l’hostilité de la population. Ses listes de morts à la main, il cherche, jusqu’à n’en plus pouvoir, les ossements de ses soldats et s’enfonce, petit à petit, dans le royaume du calcium. Son assurance est ébranlée et sa vie se réduit à une interminable succession de routes détrempées et étrangères : sa mission est un échec partiel.

S’il soulève une vague d’enthousiasme parmi les lecteurs, la critique de l’époque se montre sévère à son égard. Comme nous l’avons vu plus haut et selon les propres explications de l’auteur, elle lui adresse deux reproches : « primo, son caractère sinistre, aux antipodes de l’atmosphère exaltante de la littérature du réalisme socialiste ; secundo, et, c’était bien plus grave, l’absence de haine envers l’ennemi78 ».

En ce qui nous concerne, nous allons étudier comment ces deux accusations se trouvent « traduites » dans la mise en discours et les effets de sens qui en dérivent pour le lecteur. Nous observerons plus particulièrement la manière dont la stratégie narrative (par l’établissement d’un programme narratif qui porte sur la construction et la circulation d’un objet de valeur et l’instauration du sujet) est reprise dans la stratégie discursive du sujet de l’énonciation qui procède à une dialogisation de voix par le morcellement narratif.

Notes
78.

Dans Dialogue avec Alain Bosquet, Kadaré explique que dans la terminologie communiste, cette accusation était perçue comme un « relâchement de la lutte de classe » (1995 : 25).