2.3.1.2. Organisation narrative

Comme nous avons déjà eu l’occasion de le souligner, Le général de l’armée morte met en place un héros dont la tâche est particulièrement funèbre. Elle consiste en l’acquisition et le transfert d’un objet de valeur - en l’occurrence : les sépultures de soldats tombés à la guerre par un sujet qui est ici figuré par un général. Ce programme narratif, en somme assez élémentaire du point de vue de sa structure, deviendra à fur et à mesure plus complexe. Le général est confronté tout d’abord à des adversités d’ordre climatiques : il se trouve en difficulté notamment à cause de l’indifférence et de l’hostilité de la « terre étrangère » et du climat pluvieux de l’automne. D’ailleurs, R. Escarpit remarque à raison dans la préface de notre édition : « Dans ce pays méditerranéen, [le général] ne voit en deux ans d’exhumations errantes que les boues de l’automne et les neiges de l’hiver. Par la rigoureuse et dramatique chronologie de sa narration, I. Kadaré lui refuse le printemps comme il lui refuse le sourire. Tout commence avec la pluie et la neige, tout finit avec le vent » (p.8).

Ensuite, la réalisation de la tâche est entravée en raison de difficultés « psychologiques » qui atteignent le général lui-même. Relevant d’une transformation du « croire » et du « vouloir » initial, cette mission « étrange et lugubre » ne tarde donc pas de paraître « irréelle » et « hors nature », malgré l’enthousiasme et la fierté que lui inspirait à l’origine cette « tâche sacrée », cette « noble mission » qui contenait en elle « quelque chose de la majesté des Grecs et des Troyens, de la solennité des funérailles homériques » (p.19). Elle lui inspire au fur et à mesure, « appréhension », « crainte », « peur ». Venu avec toute l’assurance et la puissance que lui inspirait sa fonction, « abondamment pourvu de cartes, de listes et d’indications infaillibles » (p.18), sûr de la réussite de sa mission : « dans sa lutte contre la boue il ne connaîtrait pas de revers » (Ibid.), le général fait face à ses premières interrogations :

‘« Et si l’on ne trouvait rien là au fond ! Si les cartes n’étaient pas exactes et qu’on fût obligé de creuser à deux, à trois, à dix endroits différents, pour retrouver un seul soldat ! »
« Et si nous ne trouvions rien ? dit-il au prêtre.
- Nous ferons creuser ailleurs ; Nous paierons le double, s’il le faut.
- Il n’est pas question de prix. La seule chose qui compte c’est de retrouver tous ceux que nous cherchons.
-Nous les retrouverons. Nous ne pouvons ne pas les retrouver » (p.22-23). ’

Cette assurance liée au caractère « obligatoire » de la réussite de la mission est vite perdue. Par conséquent, son programme qui est celui de trouver les corps de ses compatriotes et surtout celui du colonel Z., sera un échec partiel.

En effet, une autre forme d’opposition apparaît dans le programme du général. Le chapitre XVIII relate notamment un épisode de forte tension créée par la mort du chef d’équipe des ouvriers. Celui-ci meurt suite à une infection attrapée par un bouton de capote rouillé lors de l’ouverture d’une tombe. Mais cette mort qui apparaît comme une « vengeance posthume » vient déranger le fragile équilibre entre les deux groupes d’acteurs que sont les Albanais d’un côté et le général et le prêtre de l’autre et ravive les rancunes entre les deux camps.

De fait, le récit ressemble à un « drame à deux actes » et laisse apercevoir une superposition et un recouvrement figuratif. Expliquons-nous : si la deuxième guerre mondiale avait mis en place ouvertement l’opposition entre les partisans albanais vs les fascistes italiens, le rapatriement vingt ans plus tard des corps des soldats tombés semble mettre en place en apparence l’opposition vivants vs morts. Or, l’opposition d’abord bien nette entre les catégories de la vie et de la mort, tend au fur et à mesure à se faire plus mince. Si une opposition bien définie est présente dans le titre : le général, lui, est bien « vivant », alors que l’armée à la recherche de laquelle il est parti, est, elle, bien « morte », un mélange des genres se fait sentir à la fin du récit quand le général s’identifie, pour un moment, au colonel Z., mort pendant la guerre. Ensuite, il faut souligner que le rapport quantitatif entre les deux classes d’acteurs n’est pas d’égalité : d’un côté, un général, un prêtre, un expert et quelques cinq ouvriers, de l’autre une armée entière avec trois mille tombes éparses par-ci, par-là.

Mais revenons au programme du général et à sa réalisation. Une nouvelle opposition apparaît donc, liée au statut du sujet chargé de l’exécution du programme : le général. Convoqué dans le récit comme une figure positive, en tant que missionnaire au service de l’humanitaire (sa mission consiste à rendre les corps de leurs fils à des mères qui les attendaient depuis plus de vingt ans), le général n’apparaît pas moins, du point de vue des Albanais, comme représentant direct de la même armée fasciste responsable de la deuxième guerre mondiale. On a ainsi une superposition de deux parcours narratifs qui n’apparaissent cependant pas pareillement dans le texte. La deuxième guerre mondiale est présente en toile de fond et fait surface de façon fragmentaire à travers des réminiscences, des souvenirs de vétérans ou à travers le journal intime d’un soldat anonyme (cf. infra), alors que la mission du général vingt ans plus tard se superpose à ce même conflit : par conséquent, le déterrement des morts de la deuxième guerre, qui constitue la performance du général, ne peut être suivi que d’une sanction (en l’occurrence une punition) du point de vue des Albanais car le général est considéré, par substitution, comme un général de l’armée fasciste.

Comme le souligne B. Kuçuku, en tant que sujet chargé de l’exécution du programme qui est le sien, le général a été transformé en un « ouvreur de tombes », et dans cette fonction, il devient sujet de mépris, de défis et de punition. Le général porte ainsi sur lui toute la punition, la condamnation et la malédiction de la guerre (2000 : 18).

En témoigne ce passage fragmenté mis en italiques, énoncé par la vieille Nice au cours d’une noce où le général et le prêtre s’invitent :

‘« Je ne sais de quelle armée tu fais partie, car je n’ai jamais su reconnaître les uniformes, et je suis maintenant trop vieille pour l’apprendre, mais tu es étranger et tu appartiens à l’une de ces armées qui ont tué les miens. Tu as l’invasion pour métier et tu es de ceux qui ont brisé ma vie, qui ont fait de moi la malheureuse vieille que je suis, qui vient à cette noce étrangère s’asseoir dans un coin et te marmonner ces mots. […] Je voudrais bien savoir ce qui t’a poussé à venir à cette noce et comment tes jambes ont pu te porter jusqu’ici. Tu es assis là, à cette table, et tu ris comme un crétin. Mais lève-toi donc, jette ton manteau sur tes épaules et retourne-t’en sous la pluie d’où tu es venu ! Tu ne comprends donc pas que tu es de trop ici, maudit ? » (p.222-223). ’

Ce passage en italiques met donc en place un autre point de vue, celui des Albanais ayant subi l’immense douleur de la mort des êtres chers et le déshonneur des actes barbares du colonel Z. Celui-ci avait fait conduire dans sa tente la fille de quatorze ans de la vieille Nice, restée veuve après que son mari avait été pendu au cours d’opérations punitives menées par le bataillon commandé par le colonel Z. Aux yeux de Nice, le général italien apparaît aussi comme un fasciste et comme un ami du colonel Z.

‘« Elle croit que vous êtes un ami du colonel Z. et rien que votre vue la met hors d’elle.
- Moi, un ami du colonel Z ?
- Oui, ce sont ses mots.
- Et qu’est-ce qui lui fait imaginer ça ?
- Je n’en sais rien.
- Peut-être parce que nous avons fait rechercher le colonel Z. durant toute la soirée, dit le général pensif, comme s’il parlait seul » (p.234).’

Or, le général, rejette le fascisme du colonel Z. :

‘« Je vais me lever, dit-il tout à coup. Je vais me lever et déclarer publiquement ici que je ne suis pas l’ami du colonel Z., et qu’en tant que militaire j’abhorre sa mémoire. […] Je veux leur expliquer que tous nos officiers ne s’enfermaient pas dans des tentes avec des fillettes de quatorze ans, en négligeant les opérations, pour finalement se faire tuer de la main d’une femme » (p.235). ’

Ce refus d’identification avec le colonel Z. constitue d’ailleurs la raison de l’échec partiel de sa mission :

‘« Ce sac, pensa-t-il soudain. C’est ce sac qui a déjà failli nous perdre. Jusqu’à présent tout avait bien marché, mais voilà qu’a surgi ce sac sinistre et tout se met à aller de travers. »
« C’est ce sac qui nous porte la guigne, fit-il en élevant la voix.
- Comment dites-vous ? fit le prêtre.
- J’ai dit que ce sac nous porte malheur », répéta le général.
Et, en même temps, il le poussa violemment du pied. Le sac roula vers le bas et alla s’écraser avec un grand floc dans l’eau qui coulait au fond.
« Qu’avez-vous fait ? s’écria le prêtre qui sortit précipitamment de la voiture.
- Ce sac était de mauvais augure, dit le général en respirant avec peine.
- Nous l’avons enfin trouvé ! Il y a deux ans que nous le cherchions !
- Oui, mais nous avons failli le payer de notre tête, dit le général d’un ton las.
- Vous rendez-vous compte de ce que vous avez fait ? » s’écria le prêtre, et il alluma aussitôt la lampe de poche » (p.246-247).’

Telle est la ligne narrative du Général. Elle est prise en charge par un narrateur qui raconte à la troisième personne et selon le point de vue du général. Mais cette homogénéité de la narration est brisée par d’autres formes d’énonciation que nous avons citées plus haut (cf. chapitres non numérotés, italiques, journal intime) et que nous examinerons à présent de façon plus détaillée.