2.3.1.3. Chapitres non numérotés

Commençons par les chapitres non numérotés et la manière dont ils s’insèrent et interviennent dans le déroulement du récit global. Si les marques apparentes de leur présence facilitent par la brièveté leur repérage, leur fonctionnement en revanche ne manque pas de poser problème au lecteur du Général. Leur alternance et juxtaposition parmi les chapitres numérotés qui constituent pour leur part l’essentiel de la narration du roman, ponctue de manière accidentelle le récit. C’est donc par opposition aux chapitres numérotés que les fragments non numérotés prennent sens. Ainsi, à une narration faite à la troisième personne par un narrateur omniscient qui adopte le point de vue du général, s’opposent les fragments non numérotés qui brisent cette homogénéité narrative. Nous verrons les spécificités énonciatives de chaque fragment.

Le premier chapitre non numéroté (p.28) sépare le chapitre II du chapitre III. Un sujet focalisateur rapporte d’une façon distante la « désorientation » des deux acteurs : le général et le prêtre, après les 20 premiers jours de leur mission en focalisant la scène « d’en haut » :

‘« NOUS ne nous orientons plus, dit le général, j’ai l’impression que nous nous sommes fourrés dans une impasse.
- Si nous jetions encore un coup d’œil sur nos cartes ?
- On n’y comprend rien. Les chiffres des cotes sont confondus.
- Apparemment les croquis des tombes ont été dressés à la hâte, pendant la retraite.
- C’est possible.
- Si nous faisions une tentative vers la droite ? […]
- C’est peine perdue.
- Et cette maudite boue par-dessus le marché !
- De toute façon, il faut tenter une fois vers la droite.
- Ce chemin ne nous conduira nulle part.
- Ce ne sont plus des recherches, c’est la bouteille à l’encre.
- Quelle boue !
- Et nous ne faisons que marquer le pas ».
Les voix inquiètes, en même temps que les pas, s’éloignèrent dans la plaine » (p.28). ’

Construit comme une « pause », ce passage très court - 1 page -, opère un changement de focalisation. Si c’est bien le même narrateur principal qui le prend en charge, le point de vue adopté a changé. La description de la scène se fait du point de vue « d’en haut », et renvoie à une disjonction temporelle et spatiale qui installe la distance nécessaire pour regarder les choses de telle manière. Un effet de profondeur en même temps qu’un ralentissement du récit sont produits : l’histoire s’interrompt, elle reste en suspens, le temps d’une observation. Du point de vue de l’énonciation, ce point de vue installe une grande distance par le débrayage perceptif qui est à son origine.

Le chapitre III commence par des indices temporels qui permettent de suivre à la trace le trajet et l’avancée des exhumations. Si la première avait « commencé le 29 octobre, à quatorze heures » (début du chapitre II, p.20), sous le regard ému du général, 20 jours plus tard, ce même général, « las, abattu, les traits tirés » constate avec incertitude la fin de la première tournée. Le récit ressemble ainsi à un procès verbal, à un journal intime dont les précisions sur les états d’âme, les réflexions et les moments les plus importants de la mission lui confèrent une certaine rigueur. Mais si les chapitres numérotés fonctionnent bien comme des démarcateurs d’unités, les chapitres non numérotés s’écartent de cet usage.

Le deuxième chapitre non numéroté (p.73) est intéressant à voir, car il ne fonctionne pas sur le même mode que le premier. Placé entre les chapitres VI et VII, il met en discours un sujet de la première personne du singulier :

‘« QUE pourrais-je écrire d’autre ? Tout le reste n’est qu’une chronique monotone. De la pluie, de la boue et des listes, des procès-verbaux, toutes sortes de chiffres et de suppositions, toute une technologie lugubre. Et puis, ces derniers temps, il m’arrive quelque chose d’étrange. Dès que je vois quelqu’un, machinalement je me mets à lui enlever ses cheveux, puis ses joues, ses yeux, comme quelque chose d’inutile, comme quelque chose qui m’empêche même de pénétrer son essence, et j’imagine sa tête rien que comme un crâne et des dents (seuls détails stables). Vous me comprenez ? J’ai l’impression de m’être introduit dans le royaume du calcium » (p.73).’

Est-ce le général qui tient lui aussi un journal et qui fait une chronique de sa mission ? Ou alors le narrateur principal, celui qui prend en charge les chapitres numérotés n’est autre que le général qui raconte sous une autre focalisation ? Ou alors, troisième hypothèse, est-ce l’énonciateur lui-même qui intervient dans le récit ? En tout cas, à qui s’adresse ce « je » et quel est son destinataire ? Quel est ce vous dans « vous me comprenez ? » Est-ce un vous conatif, simple artifice permettant de maintenir le contact avec le lecteur ?

Si ces questions restent pour le moment sans réponse, nous pouvons noter que sur le plan énonciatif nous avons affaire ici à un embrayage. La présentation du sens se fait donc sous un autre mode discursif. La variation des pronoms par rapport au fragment précédent et la présence du pronom de la première personne « je » crée dans ce deuxième fragment, au contraire du premier, un effet de rapprochement. Sur le plan du contenu il insiste sur la monotonie, le lugubre et l’état d’âme du sujet qui l’énonce, tout comme le premier chapitre non numéroté insiste sur la désorientation physique des deux acteurs qu’il met en scène.

La fin de la deuxième tournée est également limitée par un troisième chapitre non numéroté qui relate la livraison des corps (p.144-145). Il fonctionne sur le même mode que le premier fragment (débrayage), et a pour effet un ralentissement du récit sans cependant opérer à la vue d’en haut : il installe par conséquent, une moindre distance.

Le quatrième du genre (p.185-186), marque le début de la seconde partie. Construit comme un « sommaire », très condensé sur le plan temporel, il raconte de manière elliptique la période séparant le premier voyage du deuxième. Il a une fonction propre qui est celle de découper le récit :

‘« LE printemps revint, puis passa. L’herbe crût sur la terre étrangère. Elle recouvrit les coteaux, poussa sur les versants des vallées et envahit obstinément les étroites bandes de terre sur les bas-côtés des routes.
Tout au long du printemps, le général, le prêtre et le groupe de terrassiers des services municipaux coururent par monts et par vaux, de région en région.
L’été arriva, mais leur travail ne marchant pas trop bien, ils ne s’accordèrent que quinze jours de repos. […]
Le mois d’octobre les surprit de nouveau sur les routes d’Albanie. […] » (p.185-186). ’

Nous pouvons remarquer qu’un effet d’accélération est produit par cette nouvelle fragmentation du récit. Elle s’oppose par conséquent au premier chapitre non numéroté qui mettait en place un ralentissement. Un aspect répétitif et l’installation d’une monotonie sont également présents.

Le cinquième chapitre non numéroté (p.203-204), résume à lui seul la difficulté de la mission : un lieutenant est déterré et ensuite enterré parce que n’appartenant pas à l’armée italienne.

‘« […] Ça y est, on l’a retrouvé ! »
[…] Ils tournèrent longtemps autour de la tombe ouverte, et finalement le prêtre revint, l’air désappointé.
« Nous en avons été pour notre peine, dit-il d’un ton las. Ce n’était pas un des nôtres.
- Qui était-ce donc ? demanda le général.
- A en croire l’expert, ce doit être un pilote anglais.
L’expert alla vers eux.
« Nous nous sommes donné tout ce mal pour rien, leur dit-il.
- Et qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? demanda l’un des ouvriers qui s’était approché.
- On s’en va. Nous n’avons plus rien à faire ici.
- Et l’Anglais ? demanda l’ouvrier.
- Enterrez-le de nouveau, dit le prêtre. Nous ne pouvons rien pour lui. »
L’expert se tourna vers la fosse.
« Ensevelissez-le », ordonna-t-il aux terrassiers. […] 
« Une journée de perdue », dit le général, entièrement perdue » (p.203-204). ’

Ce cinquième fragment renvoie, comme le premier et le troisième, à un débrayage spatio-temporel et installe une distance maximale, accompagnée d’un effet de ralentissement du récit.

Suit un sixième et dernier passage non numéroté (p.205-206) qui commence par :

‘« Il était une fois un général et un prêtre partis à l’aventure. Ils s’en étaient allés ramasser les restes de leurs soldats tués dans une grande guerre. Ils marchèrent, marchèrent, franchirent bien des montagnes et des plaines, cherchant et ramassant ces cendres. Le pays était rude et méchant. Mais ils ne rebroussèrent pas chemin et poussèrent toujours de l’avant. Ils ramassèrent le plus d’ossements qu’ils purent et revinrent les compter. Ils s’aperçurent qu’il leur en manquait encore beaucoup. Ils passèrent alors leurs bottes, endossèrent leurs imperméables et se remirent en route. Ils marchèrent, marchèrent, franchirent de nouveau bien des montagnes et des plaines. Harassés, rompus, ils se sentaient écrasés par leur besogne. Ni le vent, ni la pluie ne leur disaient où se trouvaient les soldats qu’ils cherchaient. Ils en ramassèrent tant qu’ils purent et revinrent encore les compter. Beaucoup de ceux qu’ils cherchaient n’avaient pas été retrouvés. Exténués, fourbus, ils repartirent pour un nouveau et long voyage. Ils marchèrent, marchèrent, sans fin. C’était l’hiver et il neigeait.
« Et l’ours ?
Alors leur apparut un ours. »
D’ordinaire, le conte que le général se répétait presque chaque soir et qu’il entendait raconter à peine de retour à l’une de ses petites-filles se terminait invariablement par la question : « Et l’ours ? » car sa petite-fille, à un moment, posait presque toujours cette question quand elle écoutait un conte » (p.205-206). ’

Ce dernier passage se présente donc comme un conte. Il résume de façon grotesque l’aventure du général et du prêtre en introduisant une note de dérision ou d’autodérision si on suit l’hypothèse que c’est le général qui énonce le conte. Obéissant aux contraintes du genre qu’il représente, ce passage se veut court et commence par la formule stéréotypée des contes : « il était une fois... ». Il met en scène les mêmes figures : le général et le prêtre, dans un syntagme élémentaire où deux sujets de faire partent à l’acquisition d’un objet de valeur. Or ce programme narratif est complexifié pour produire un effet de sens « difficulté », « caractère extrême » de la tâche. La triplication qui joue ici un rôle d’emphase, fait succéder trois programmes narratifs successifs qui ne diffèrent que par la « difficulté » croissante de la tâche. Ainsi, dans le texte, le syntagme « marchèrent, marchèrent » est-il répété trois fois, avec à chaque fois des conditions climatiques qui deviennent plus dures : si la première fois le pays était rude et méchant, la deuxième la pluie et le vent les accompagnent et la troisième c’est l’hiver et il neige.

L’épreuve décisive qui consiste dans l’acquisition et le transfert des objets de valeur est ici caractérisée par une disjonction transitive due à une opposition qui prend principalement la forme de l’hostilité de la terre et des conditions climatiques. Cette disjonction fait aussi apparaître les deux sujets du faire comme des sujets d’état : « Harassés, rompus, écrasés par leur besogne » ou « exténués et fourbus ».

Le programme narratif du général, qui apparaît comme d’un conte dans ce passage non numéroté met l’accent sur la difficulté de la réalisation de la tâche. On peut supposer que le rôle joué par ce « nouveau » genre fictionnel est d’introduire, par le caractère grotesque dont elle relève, un effet de détente dans le récit, suite au chapitre de grande intensité que constitue le chapitre précédant le conte (cf. chapitre XVIII qui relate la mort du chef d’équipe des ouvriers). Par ailleurs, un effet de « rapprochement » et un nouveau type de connivence est créé avec le lecteur par l’intermédiaire de cette forme. En effet, un autre point de vue qui entre en contradiction avec cette logique qui veut que le général soit substitué à un général de l’armée fasciste, est présent dans le texte : c’est celui de l’énonciateur. D’après celui-ci, le général n’est pas l’ennemi. Il est même le héros du récit et sa figure apparaît comme humaine. Aucune haine contre lui n’est présente, au contraire, il inspire la pitié. (Rappelons-nous la critique « d’absence de haine envers l’ennemi »). Le « vrai » ennemi est en fait le fascisme, et vingt ans après la guerre, le général n’est plus un général fasciste. D’ailleurs à la fin du récit, le général jette dans l’eau les ossements du colonel Z., afin de rejeter toute identification possible avec celui-ci. C’est pourquoi l’énonciateur fait appel à l’empathie du lecteur à travers ces passages non numérotés.

Sur le mode énonciatif, nous avons ici affaire à un débrayage complet (actoriel, temporel et spatial) qui a pour effet de créer une mise en abyme et une mise en profondeur de l’action représentée. Cette forme d’énonciation qui caractérise ce fragment pourrait assume ainsi une fonction méta-narrative.

Pour résumer on peut dire que sur le plan de leur prise en charge ces passages sont à attribuer au même narrateur principal, également présent dans les chapitres numérotés, mais son mode d’énonciation est ici différent. Dans les passages non numérotés, parfois il observe ses sujets d’en haut, en installant ainsi de degrés variés de distance, comme s’il pouvait mieux rendre compte de leur action (fragments numéro un, trois, quatre et cinq) ou alors il délègue, pour un instant, sa parole au général lui-même, (fragments numéro deux et numéro six) avant de reprendre sa narration.

En tout cas, on voit bien que la présence de l’énonciateur dans le texte n’est pas homogène. Si nous considérons la narration des chapitres numérotés comme le degré zéro d’énonciation, les chapitres non numérotés créent des variations dues aux débrayages et embrayages successifs qui caractérisent leurs modes discursifs. On peut supposer que cette opposition qui se met en place entre les chapitres numérotés d’un côté et les chapitres non numérotés de l’autre permet de souligner un effet de « perte », de « désorientation » et de « vide » des sujets et du général en particulier. Et si l’on rapproche l’absence d’un numéro ou d’un titre dans les passages non numérotés comme une marque énonciative rapportée à une décision de l’instance d’énonciation, on peut émettre l’hypothèse que ces passages traduisent un changement du mode énonciatif dont la visée serait peut-être de créer une connivence particulière avec le lecteur et de faire appel à la sympathie de celui-ci. En effet, si la tâche du général est si difficile à réaliser, qu’à l’hostilité du sol se rajoute celui du mauvais temps et surtout celui des habitants, alors qu’il est convoqué comme un « missionnaire au service de l’universel », il a peut-être droit à l’empathie du lecteur. Nous voyons ici un autre effet de la présence non homogène de l’instance d’énonciation dans le texte. Cela concerne la relation que celle-ci instaure avec le lecteur. Ce n’est pas seulement une relation entre un narrateur et un narrataire qui se dessine, mais une interaction entre interlocuteurs.