2.3.1.4. La mise en italiques

Cependant, les passages non numérotés ne sont pas les seules formes à participer à la stratégie de l’énonciateur. Si ceux-ci rendent compte des effets de « vide », de « perte », et de « désorientation » du sujet, et appellent par là l’empathie du lecteur, d’autres formes interviennent dans la mise en forme et dans la « mise en scène » de l’intrigue elle-même et des dimensions idéologiques que celle-ci met en place.

Par exemple, censés aider le général afin de permettre le bon déroulement de sa mission, les listes des disparus dressées par le ministère italien de la Guerre, les cartes topographiques ou les morceaux de journaux intimes, tous ces éléments donc, se présentent au contraire comme incomplets et non fiables. Ils entraînent l’histoire dans une spirale de tension et font du Général de l’armée morte un « roman à trous », si l’on emprunte cette expression à l’auteur (Kadaré, 1991 : 138).

Pire même aux yeux du général, « les fragments de longs entretiens et de fastidieuses recommandations », en somme « toutes ces réminiscences, assaillaient son esprit et y prenaient la forme de quelque chose d’infléchi et de monotone. Elles lui faisaient l’effet d’une écriture penchée, dont les lettres, comme poussées d’un côté, sont sur le point de s’écrouler, le visage contre terre » (p.186).

Cette « écriture penchée » est bien présente textuellement par un procédé de typographie qui permet d’opposer les morceaux en italiques du reste du texte, en romain. Des passages en italiques, sont notamment présents dès le deuxième chapitre et se poursuivent tout au long du récit, de manière erratique.

Parfois ils renvoient à des fragments de récits faits par d’anciens combattants qui s’intéressent à la recherche des sépultures de leurs camarades tombés en Albanie comme c’est le cas dans le fragment ci-dessous :

‘« Mon poignard, en heurtant les cailloux, rendait un son qui me faisait frémir. J’avais beau, de toutes mes forces, essayer de déchirer la terre, mon instrument de fortune était impuissant dans cette lutte inégale contre le sol. A grand-peine, je parvenais à extraire une poignée de boue et me disais avec regret : « Ah ! si j’avais été affecté au génie, j’aurais une pelle et pourrais creuser vite, plus vite ! » car à quelques pas de moi, mon meilleur copain était couché à plat ventre, les jambes pendantes au-dessus d’un fossé à moitié rempli d’eau. Je décrochai le poignard qu’il portait au ceinturon et me mis à creuser, des deux mains à la fois. Je voulais que la fosse fût très profonde, car telle avait été sa volonté […] » (p.24). ’

Mais le plus souvent ces fragments restent anonymes même s’il est possible d’envisager une certaine continuité entre eux. Par conséquent, se dessine un deuxième récit, complètement fragmenté et qui s’imbrique au premier de façon en apparence aléatoire. Toutefois, nous pouvons reconnaître des motifs à partir des isotopies qui prédominent dans chaque fragment et inférer des relations sémantiques entre eux. Par exemple, celui du médaillon :

‘« Sais-tu pourquoi nous portons ce médaillon ? me disait-il un jour. Pour qu’on puisse reconnaître nos restes si nous sommes tués. » Et il sourit avec ironie. « Tu t’imagines qu’on les cherchera vraiment, nos restes ? Eh bien, mettons qu’on les cherche un jour. Si tu crois que cette pensée me console ! Il n’y a pas de plus grande hypocrisie que cette recherche de cendres, une fois la guerre finie. Quant à moi, je ne veux pas de cette faveur. Qu’on me laisse tranquille, là où je tomberai. Ce sale médaillon, je le flanquerai en l’air. » Et en effet, un beau jour, il le jeta et n’en porta plus » (p.26).’

Quelque 64 pages plus loin, un autre fragment en italiques reprend le même motif :

‘« Un jour, on nous fit passer une revue de détail, pour contrôler si nous avions bien tous nos médaillons. Quelqu’un avait rapporté que mon camarade avait jeté le sien. « Qu’as-tu fait de ton médaillon ? lui demanda le lieutenant en lui faisant dégrafer sa tunique. – Je n’en sais rien, j’ai dû le perdre. – Le perdre ? Je sais comme je te vois que tu l’as toi-même flanqué en l’air. Vaurien ! Tu mourras comme un chien et personne ne pourra reconnaître ta carcasse. Et c’est encore à nous qu’on s’en prendra ! Allez ! Marche ! Aux arrêts ! » hurla-t-il. Deux jours après on remettait au soldat un autre médaillon » (p.90). ’

Ces fragments apparaissent comme enchâssés dans le récit global. Constituant des formes de réminiscences, ils sont attribuables aux pensées du général même si sur le plan « idéologique » ils s’en écartent, instaurant par là un écho de voix, anonymes certes, mais opposés à la voix du militaire. D’un autre côté ces voix remettent en cause l’existence même de la mission du général, c’est-à-dire la recherche des cendres une fois la guerre finie, comme c’est le cas dans ce fragment d’une lettre de représentant des vétérans, lettre dans laquelle la mission du général est contestée :

‘« Je ne comprends pas pourquoi les cendres de nos camarades devraient être rendues à leurs familles. Je ne crois pas que cela ait été leur ultime vœu, comme le prétendent certains. Pour nous, vétérans, ces manifestations de sentimentalisme sont bien puériles. Un soldat, vivant ou mort, ne se sent à son aise que parmi ses camarades. Laissez-les donc ensemble. Ne les séparez pas. Que leurs tombes unies maintiennent vivant en nous notre esprit guerrier de naguère. N’écoutez pas les cœurs de poule toujours prêts à pousser les hauts cris à la vue d’une goutte de sang versé. Croyez-nous-en, nous sommes d’anciens combattants » (p.149). ’

Comme on peut le constater, la fonction que les fragments en italiques jouent dans le texte est diverse. Certains d’entre eux constituent des témoignages qui permettent de résoudre la question énigmatique de l’emplacement des tombes :

‘« Sur la droite se dresse une file de grands peupliers, et si l’on regarde dans leur direction, on y aperçoit, au-delà, les bâtiments de la ferme d’un bey et, plus loin encore, un moulin. L’endroit est juste au pied des arbres. Pour pouvoir retrouver plus facilement les tombes que nous creusions, nous les avons disposées en forme de V, la pointe tournée vers la mer. Cinq d’un côté, cinq de l’autre, avec à leur tête, le sous-lieutenant » (p.165).’

D’autres constituent des formes de digressions et rapportent simplement des souvenirs de la guerre :

‘« D’habitude, nous passions toute la journée à fumer, appuyés au parapet du pont ou assis dans la petite baraque sur laquelle on lisait, au dessus de la porte, les mots « Café – Orangeades », écrits de travers par le tenancier. Nous étions six à monter la garde sur le pont. Il y passait une route stratégique construite par les Autrichiens au cours de la première guerre mondiale et depuis longtemps désaffectée. […] » (p.187)’

Quant aux fragments en italiques pris en charge par la vieille Nice, nous avons vu qu’ils comportaient une fonction de témoignage.