2.3.1.5. Une autre pratique discursive : le journal intime

Il reste enfin une dernière forme d’énonciation à signaler. Elle intervient dans le récit principal sous la forme d’un journal intime (p.114-135). Appartenant à un soldat italien et tenu par lui pendant la guerre, les notes qui le composent retracent la période lorsque, ayant déserté son armée, celui-ci devient valet de ferme chez un meunier albanais.

Ce nouveau récit est enchâssé dans celui du narrateur principal et nous (lecteurs) le découvrons par la lecture qu’en fait le général, ce qui crée un effet de « mise en abyme » de la lecture. D’un autre côté, il imite la structure d’un journal intime et l’analogie entre ces deux formes suggère une identité entre les deux. Ce cas de « mimésis formelle » revêt un certain intérêt par la mise en évidence, non pas tant de la personnalité du locuteur qui est à son origine, qui d’ailleurs reste anonyme : « Tout le monde ici m’appelle « soldat ». Personne n’a jamais pensé à me demander mon nom » (p.114), mais de la situation qui est la sienne à l’instant de la narration.

Du point de vue de l’énonciation, la question de la localisation dans le temps du sujet qui le prend en charge est théoriquement facile, car les énonciations sont datées. Quant au débrayage temporel (distance entre je-narré (alors) et je-narrant (maintenant), il est infime, étant donné que nous sommes dans le cadre d’un journal intime. Dans notre texte, les indices temporels qui renvoient à l’instant de l’énonciation restent assez flous et irréguliers. Recouvrant une période allant de février à septembre 1943, ils renvoient parfois à la veille ou à un passé récent du sujet qui les énonce, par exemple : « hier soir », « il y a aujourd’hui plus d’un mois », « après-midi » ; parfois nous trouvons des dates précises : « 25 février », « mars 1943 », « 24 juin 43 », ou au contraire la simple mention du mois : « avril », « juillet », « août » ; parfois, dans certains cas, l’instant précis de la narration est noté : « mai, vers les trois heures », « juillet, midi », « après-midi », etc.

Lecture d’une lecture disions-nous, mais aussi lecture d’une interprétation de la lecture. Ainsi dans le chapitre XII, le général qualifie-t-il le journal et le soldat qui est à son origine de « notes d’un sentimental doublé d’un pleurnichard » (p.136). Cette interprétation est évidemment faite en fonction du point de vue idéologique du militaire qui condamne la désertion et qui rougit de honte en entendant dire que ses semblables en étaient arrivés à travailler comme hommes de peine, à faire le blanchissage, ou à garder des poules pour subsister. Selon lui, « il va de soi qu’avec des soldats de ce genre, qui jettent leurs armes dans les ruisseaux pour s’amouracher ensuite de la première fille venue, nous ne pouvions jamais gagner la guerre » (p.138).

On peut constater qu’une opposition de points de vues se dégage du témoignage du soldat anonyme comme cela était aussi le cas pour les fragments en italiques. En effet, décrivant quelques aspects de sa vie de déserteur et de sa « nouvelle » vie de valet de ferme, le soldat écrit : « Parfois je n’arrive pas à m’expliquer comment un soldat comme moi, de la « Division de Fer », a pu en être réduit à faire le domestique chez un meunier albanais et se mettre sur la tête une de ces toques blanches comme en portent les paysans d’ici » (p.115). Mais il s’en explique quelques jours plus tard dans un dialogue qu’il rapporte entre lui et le meunier :

‘« Hier, j’ai réparé un pan du toit endommagé par le vent. Le meunier a été très content de moi. Il m’a dit :
« Toi, Soldat, tu es fort droit. »
Puis, après m’avoir toisé un instant des pieds à la tête, il a ajouté d’un ton railleur :
« Il n’y a que la guerre, je crois, qui ne soit pas dans tes cordes. »
J’ai rougi jusqu’aux oreilles. C’était la première fois qu’on faisait ainsi allusion à ma désertion.
« Ce n’est pas vrai, répondis-je, vexé. Si je ne veux pas combattre, c’est que je ne la sens pas, cette guerre, voilà tout ! »
Il m’a alors donné une tape sur l’épaule.
« Je n’ai pas voulu te froisser, dit-il en souriant. J’ai lancé ça comme ça. Au fond, tu as très bien fait de leur tirer ta révérence, aux fascistes » (p.117).’

Une dimension idéologique est présente dans les fragments du journal intime du soldat. Même s’il reste anonyme, son récit introduit une nouvelle voix qui entre en opposition avec celle du général. Elle se rallie à celle des autres morceaux fragmentés auparavant mis en évidence. Ainsi, la voix des déserteurs fonctionne en écho avec celle des survivants (les vétérans de guerre) et dénonce la guerre et l’hypocrisie et la responsabilité des preneurs de décisions.

Dans cet autre dialogue rapporté par le journal on peut lire :

‘« Aujourd’hui, il s’est passé quelque chose d’extraordinaire. J’étais allé couper du bois dans la forêt, quand, en revenant, j’aperçus un homme assis sur le seuil, devant le moulin. Je retins mes pas et écoutai, stupéfait. L’homme sifflotait un air de chez nous. Je m’approchai et reconnus dans ses haillons les restes de son uniforme. Je criai :
« Eh ! ami ! Salut ! »
Il s’arrêta de siffler et se leva brusquement. Nous ne nous étions jamais vus, mais nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre, comme deux vieilles connaissances, et nous assîmes ensemble sur le seuil. Je lui demandai :
« De quel régiment es-tu ?
- Du régiment « La Gloire ».
- Moi de la « Division de Fer ».
- Nous en étions ! dit-il. Quant à ce que nous sommes maintenant, c’est une autre affaire. »
[…]
- Quoi de neuf ? demandai-je. Je suis complètement isolé et ne sais rien de ce qui se passe dans le monde. Où en est-on avec la guerre ? Quand finira-t-elle ?
- A ce qu’on dit, ça ne tardera pas. Les nôtres n’en sont sûrement plus pour longtemps.
- Et nous ? Qu’allons-nous devenir ?
- La guerre finie, on rentrera chez nous.
- Nous n’aurons pas de comptes à rendre pour nous être esquivés ainsi ?
- T’es pas cinglé ! Et voilà une idée ! Et à qui les rendrait-on, ces comptes ? C’est eux qui nous ont envoyés ici qui devront nous en rendre compte à nous. »
Ces mots m’ont un peu réconforté, et nous avons allumé une cigarette.
« Il y a une quantité de soldats comme nous dans la région, reprit-il. Un tas ! […] » (p.117-118).’

Ce qui importe donc de souligner quant à la présence de ce journal intime dans le récit global c’est le croire qu’il met en jeu. Si dans un dialogue entre le général et le prêtre nous apprenons que ce journal est un parmi les six qu’ils ont pu récupérer, la question vient tout naturellement quant à la décision de l’énonciateur de représenter exactement celui-ci, alors que dans les autres « l’esprit militant y prévalait » et « on sentait à chaque ligne la main et l’esprit du combattant » selon le jugement du général.

Un autre phénomène intéressant à observer dans le journal intime est une forme d’intertextualité. Dans le fragment relatif à la date du 24 juin 43, le soldat anonyme relate l’évacuation de la ville de Gjirokastër suite aux bombardements quotidiens de l’armée italienne :

‘« Les habitants de Gjirokastër évacuent la ville et ne cessent de se répandre dans les environs. Ils arrivent, exténués, avec leurs balluchons sur l’épaule. Les femmes portent leurs enfants dans leurs bras et les vieillards se traînent péniblement. C’est la panique. Ils disent qu’on va mettre le feu à la ville. Certains affirment qu’on va la faire sauter avec des mines. Bref, on s’attend à des choses terribles.
Les fugitifs se réfugient dans les campagnes. Certains gagnent les régions libérées, d’autres demeurent dans les zones qui ne sont sous aucun contrôle, comme le village proche de notre moulin.
La ville de Gjirokastër est bombardée tous les jours […] » (p.124).’

Cette description n’est pas sans nous rappeler Chronique de la ville de pierre où l’évacuation de la même ville est racontée selon un autre point de vue, interne au récit, par le narrateur-personnage (cf. infra).

Un autre épisode, présent dans les deux romans et relaté par le soldat dans son journal, est celui de la maison close :

‘Et je me souvins d'une nuit semblable, près de trois mois auparavant, quand notre compagnie, dans une marche vers le sud, passa pour la première lois par Gjirokastër. Cela se passait par une nuit chaude, la pluie était dans l'air et, à peine arrivés aux casernes de Grihoti, quoique fourbus, crottés et broyant du noir, nous avons demandé à être conduits à la maison de tolérance. No­tre commandement nous en a accordé la permission. Aussitôt, comme par enchantement, toute notre vitalité nous est revenue et, dans cet état, avec une barbe de plusieurs jours, couverts de boue, sans avoir même des­cendu l'arme de l'épaule, nous nous sommes de nou­veau mis en rangs et sommes sortis par la grande porte de la caserne. La maison close se trouvait au cœur de la ville et il nous fallait encore faire plus d'un kilomètre pour y arriver. […]
Longtemps plus tard, il nous arriva de repasser par Gjirokastër et nous avons naturellement demandé à nous rendre dans cette « maison ». On nous dit qu'elle avait été fermée. Je ne sais plus très bien pourquoi, mais il paraît qu'il y avait eu du grabuge. L'une des pensionnaires avait été tuée et on avait dû ensuite évacuer les autres. Je repensai alors à cette fille avec qui j'avais passé un moment dans le noir, par une nuit au temps très lourd, et je me dis qu'il s'agissait peut-être d'elle. Mais il se pouvait aussi que ce fût une autre. II y en avait, je crois, cinq ou six. Sept au plus (p.126, p.131).’

Cette forme de réminiscence que constitue le récit du soldat dans son journal intime fonctionne à son tour en écho avec les événements de La Chronique (avec le changement de point de vue que nous avons signalé plus haut), mais aussi avec un autre chapitre du Général. Dans celui-ci, le général trouve dans un cimetière militaire la dépouille de la seule femme de son armée morte, avec une dalle de marbre déposée au dessus de sa tombe portant l’inscription : Morte pour la patrie. Partant de là, il se fait raconter l’histoire de la jeune fille par un habitant « de cette ancienne cité aux maisons de pierre ». Le chapitre VII relate donc l’histoire de la prostituée morte dans la maison close, épisode que nous retrouverons également dans La chronique. Cette forme d’intertextualité interne à l’œuvre de Kadaré apporte un jeu de points de vue qui se complètent les uns les autres et nous renvoie à l’énonciation énonçante et à l’acte créatif lui-même.

En conclusion de notre analyse qui, soulignons le encore, n’est pas et n’avait pas pour but d’être exhaustive, il nous semble que les divers cas de fragmentation que nous avons pu déceler dans Le général de l’armée morte fonctionnent comme des « embrayeurs » en introduisant une forme d’interaction avec le lecteur. Tout en établissant un contact sensible avec celui-ci, les chapitres non numérotés ont deux fonctions principales : d’un côté ils renforcent l’effet de perte et d’angoisse du général. En effet celui-ci inspire plutôt la pitié que la haine, d’où cet appel à l’empathie du lecteur – qui vient comme deuxième fonction des passages non numérotés.

Les passages en italiques et le journal intime fonctionnent, quant à eux, sur un autre plan. Ils opposent des croires opposés à celui du militaire et dénoncent la guerre et l’hypocrisie des preneurs de décisions.

On comprend que Le Général dépasse et renouvelle le type de roman sur la guerre, tel qu’il est « prévu » par la littérature réaliste socialiste. Les choix énonciatifs qui consistent à mettre en perspective un général, « étranger » et « ennemi », qui de surcroît n’inspire pas la haine mais la pitié, ainsi que l’absence du rôle du parti et la présence des morts, sont autant de subversions des codes du roman réaliste socialiste. Par ailleurs, le dialogisme qui s’installe dans le récit à travers les différentes formes de fragmentation appelle le lecteur à construire son propre croire aussi bien sur la guerre, et par métonymie, sur le fascisme que sur la mission du général, et, à travers celle-ci, sur le monde « impérialiste ». Mise en scène par la fragmentation et la confrontation de voix qui s’opposent, la position de l’énonciateur est claire : s’il condamne la guerre et le fascisme, il ne voit pas chez le général une identification avec le colonel Z., et par là une continuation entre l’Italie fasciste et l’Italie « impérialiste ». Au contraire, il voit dans la mission du général le côté humain et humanitaire, et c’est à ce titre qu’il appelle le lecteur à le rejoindre.