2.3.2.2. Difficultés de lecture et résistance textuelle

Disons d’emblée que ce roman complexe, peut être le plus complexe que Kadaré ait écrit, entrave considérablement les conditions de lisibilité du lecteur. D’autant plus d’un lecteur du réalisme socialiste, habitué à une lecture référentielle et appliquant au texte une saisie molaire. Si à première vue le découpage du livre reste assez sobre et ne surprend pas à cause de la régularité et de la conformité des 18 chapitres le constituant, l’organisation textuelle et la structure discursive spécifique que chacun de ces chapitres met en place aboutissent à un discours obscur pour le lecteur.

Une des difficultés interprétatives de ce dernier (en l’occurrence, son impossibilité de définir des liens « logiques » entre chapitres en termes d’enchaînement cohérent), provient notamment d’un problème référentiel et temporel du parcours figuratif des figures et de leur montage. Par la structuration du récit qui mélange plusieurs dimensions temporelles et des fragments de texte dont le statut énonciatif reste assez brouillé, le lecteur se trouve d’un chapitre à l’autre, déstabilisé comme si une nouvelle histoire, la même histoire, mettant en jeu presque les mêmes acteurs recommençait sans cesse. Le lecteur ne parvient pas en effet, à reconnaître dans l’histoire qu’il reconstruit un script et un parcours figuratif cohérents. Ce dernier, au contraire, lui apparaît tordu, déformé, énigmatique.

Ne se heurte-t-il pas notamment à des bouts d’histoires qui lui paraissent tantôt lointains, tantôt proches, à des figures qui ne cessent d’apparaître sous différentes formes, à un narrateur dont les pistes sont constamment brouillées au point que le flou énonciatif qui prédomine ne permet pas de lui attribuer ouvertement des passages ?

En raison de ces difficultés que rencontre le lecteur du Monstre, nous essayerons à notre tour de soumettre ce texte à un protocole interprétatif explicite en nous concentrant sur les effets de sens que crée sur le lecteur cet ensemble de figures relevant de parcours figuratifs et énonciatifs en apparence hétérogènes, mais présentant une base de ressemblance paradigmatique et syntagmatique. Nous essaierons de comprendre comment le texte invite le lecteur à déployer un autre projet de lecture, en lui appliquant une saisie sémantique en plus de la saisie molaire, responsable de l’échec de la lecture et de la résistance que ce premier lui oppose.