2.3.2.4. Lecture paradigmatique du Monstre

Une autre lecture du Monstre, paradigmatique cette fois, est possible. En effet, les variations corrélatives des espaces, des actants et des temps reconnues plus haut nous amènent à voir dans les disjonctions et conjonctions successives un principe paradigmatique d’organisation narrative dans ce roman. Par ailleurs, des procédés de substitution paradigmatique sont à l’œuvre grâce aux embrayeurs d’isotopies auparavant mis en évidence. Ils introduisent ainsi plusieurs lectures différentes et nous poussent à voir, à l’intérieur même du roman, un certain nombre de « variantes » de l’histoire du Cheval de Troie.

En observant l'organisation d'ensemble du roman, nous pouvons nous rendre compte des projections sur l’axe syntagmatique de catégories paradigmatiques par l'alternance, d'un chapitre à l'autre, de temps, d'acteurs et de lieux différents, parfois très éloignés l'un de l'autre. La stratégie narrative qui régit le tout ordonne des imbrications et des interférences entre ces parcours narratifs en faisant preuve d’une sorte d’intelligence syntagmatique dans la compétence narrative. Ainsi est-il obtenu un axe syntagmatique qui mêle, en un seul, trois niveaux différents. D'où, pour le lecteur, ces sauts d'un temps à l'autre, d'un espace à l'autre, notamment de l'Antiquité aux temps modernes, de Troie à Tirana, du plan figuratif concret à un autre plus abstrait.

En prenant en considération le rôle des projections paradigmatiques dans l’organisation du discours narratif du Monstre, nous pourrions même penser qu'il existe une triplication à l'intérieur du schéma narratif du même programme narratif. Si l’organisation syntagmatique des actes qui définissent le programme du Cheval de bois dans l’Iliade déploie les Grecs voulant entrer dans la ville de Troie, Le Monstre déploie, quant à lui, trois niveaux de lecture, diversifiant de ce fait le parcours figuratif et thématique du roman. Ainsi triplé, ce programme est partiellement identique surtout en ce qui concerne la dimension pragmatique. Aussi, les comportements somatiques signifiants, organisés en programmes et reçus par l'énonciataire comme des « événements », indépendamment de leur éventuelle utilisation au niveau du savoir, se résument-ils, pour les deux parcours principaux, celui de l'Antiquité et celui des temps modernes, à la fuite d'Hélène/Léna, à l'apparition du Cheval/fourgon, ensuite au dilemme du spectateur quant à la prise de la cité. Cependant ce programme narratif est soumis à des variations, pas seulement figuratives. C'est notamment à ce dernier point que les deux parcours divergent dans les deux variantes principales : Si le Cheval des Grecs parvient à s'introduire dans Troie, le fourgon pourrit à la lisière de Tirana. Pour ce qui est de la troisième lecture, celle métaphorique faisant état du schisme au sein du camp socialiste, l'isolation et l’encerclement de l'Albanie sont à la fois réels et irréels. Cette mise en relation métaphorique renvoie, par ailleurs, à un autre aspect du mythe du Cheval de Troie : à la trahison, au complot et à la pression.

La trahison est particulièrement présente au chapitre X, au sujet de Laocoon. Sans vouloir faire de l'extrapolation, nous avons l'impression que parfois nous pouvons lire en filigrane l'histoire de l'écrivain lui-même, sujet à des pressions et des critiques, ce qui témoigne de l'intrusion de la politique et de l'idéologique dans les questions artistiques et littéraires.

En un mot, le parcours interprétatif du Monstre instaure une perspective dynamique entre les différentes variantes qu'il inclut tout en installant un système de résonances et d’échos entre elles. Du point de vue de l'interaction des différentes grandeurs figuratives que renferme chacun des niveaux, un transfert de sens est rendu possible grâce à la présence des trois dimensions. Les isotopies figuratives relatives au fourgon renvoient à d’autres isotopies figuratives : celles du Cheval de bois, qui renvoient à leur tour à des isotopies thématiques plus abstraites, comme celle de l’« angoisse », de la « terreur politique » et de la « trahison ».

Nous assistons donc à une pluri-isotopie, autrement dit à une superposition dans le même discours d’isotopies différentes. Introduite par des connecteurs d’isotopies, cette pluri-isotopie est liée aux phénomènes de polysémémie : la figure pluri-sémémique qu'est celle du Cheval, propose virtuellement plusieurs parcours figuratifs, et donne lieu à des lectures différentes et simultanées. La métaphore du Cheval de bois, en tant que relation structurale particulière, assure et recouvre la distance entre le niveau figuratif du discours et le niveau abstrait auquel il renvoie.

En conclusion de notre analyse, nous pouvons remarquer que ce roman se révèle « illisible » ou « lisible » en fonction du type de lecture à laquelle on le soumet. Le heurtant sans cesse à une complexité provenant d’ordres différents, ou au contraire, manifestant une cohérence imprévue, le lecteur du Monstre se rend compte de la stratégie développée par le texte pour déjouer ou bloquer la rationalité pratique et la saisie molaire qu’elle sous-entend. En effet, ce texte empêche une lecture référentielle obéissant à un savoir associatif partagé. En revanche, il présuppose une saisie sémantique et impressive qui implique les dimensions et les catégories, spatiales, temporelles et perceptives de la figurativité.

Comme le souligne J. Geninasca, l’organisation narrative, l’intrigue, le récit « ne font sens que par rapport à la hiérarchie des actes énonciatifs qui, les prenant en charge, les informe » (1997 : 166). Il appartiendra au lecteur donc de déployer la compétence que présuppose l’instauration de l’objet sémiotique littéraire que constitue le texte. A lui d’établir des relations d’équivalence et de transformations sémantiques qui vont définir la cohérence du roman. A ce stade, sa tâche dans Le Monstre devient plus facile. L’univers de valeurs dégagé à partir de la structuration du texte l’amène à trouver sa place dans l’affrontement des « variantes » et des croires que chacune d’elle renferme.

Ainsi, son parcours interprétatif est-il fait de successions temporelles qui rejettent le temps linéaire et qui mettent sur le même plan deux chapitres qui n’étaient pas en lien ; d’une organisation textuelle qui apparaît en filigrane entre des récits mis à distance jusqu’à ce qu’il arrive à reconstituer une intrigue à l’aide de segments dont la structure discursive présente quelque ressemblance ; une logique narrative se profile enfin entre les parties ainsi rassemblées. Dans l’optique du schéma narratif qui le guide dans sa quête de cohérence du Monstre, le lecteur perçoit le sens général de la transformation que postule l’articulation du roman en deux, voire en trois strates complémentaires, imbriqués et se faisant écho l’un à l’autre.