2.3.3.1. Découpage et disposition intra-textuelle.

Sous une forme littéraire plus sage que Le Monstre Kadaré fait ici le choix d’un récit « austère », alternance de chapitres numérotés et de brefs préambules aux résonances de psaumes. A une opposition typographique romain vs italiques correspond une prise en charge du récit par deux narrateurs différents : l’histoire est racontée à la troisième personne du point de vue du camp turc dans des chapitres d’une sévère objectivité, auxquels répondent les passages en italiques assumés par un autre narrateur. Le point de vue de ce dernier est localisé dans la citadelle et il raconte à la première personne du pluriel. La différence entre ces deux formes de narration nous permet de dire que la narration est binaire : d’un côté nous avons affaire à une reconstruction historique très détaillée (chapitres numérotés), et, de l’autre, à des pages d’un journal intime qui apparaissent sous forme de résumé (passages en italiques). Ces deux formes de récits qui alternent tout au long du roman (15 chapitres et 15 passages en italiques), n’ont pas la même longueur : les passages en italiques ne dépassent jamais deux pages pour un total de 28 pages, alors que les chapitres numérotés représentent un total de 272 pages. Il en résulte un certain déséquilibre entre les deux récits, au moins en termes d’étendue et d’espace textuel.

Par ailleurs, des phénomènes d’expansion et de condensation sont respectivement à l’œuvre à chaque fois que nous passons du récit principal au récit en italiques. Il est à noter que 7 pages blanches interrompent de façon non systématique des séquences italiques-chapitres.

Avec Les tambours de la pluie nous assistons donc à une bipartition du roman qui peut être considérée comme un fait typographique, narratif et énonciatif à la fois. Le passage de la troisième à la première personne avec le changement de perspective82 qu’il implique, marque nettement une rupture de l’homogénéité énonciative. Deux narrations sont juxtaposées, l’une débrayée, l’autre embrayée, en fonction du point de vue et de la position spatiale des instances déléguées de l’énonciation, en charge de la narration. Apparaît ainsi une opposition entre dehors vs dedans et ouvert vs fermé. Cette bipartition constitue en même temps un fait sémantique car les passages en italiques annoncent un univers différent de celui qui est présenté dans les chapitres. Ainsi est mise en place une opposition résistance vs encerclement qui correspond aux rôles respectifs des actants dans chaque récit : assiégés vs assiégeants et à leurs programmes narratifs correspondants.

Nous allons voir à présent comment se développe chacun de ces programmes avant de nous concentrer sur les effets de sens que produit leur mise en perspective.

Notes
82.

Afin d’avoir accès à l’optique extérieure du roman, celle des chroniqueurs turcs, Kadaré nous raconte qu’il a lu une centaine de pages écrites par des chroniqueurs de guerre turcs qui accompagnaient l’armée en campagne. Et pour bénéficier d’une optique différente de la leur, il s’est servi d’un livre d’un prêtre albanais, qui servait dans l’armée à l’intérieur d’un château. Ce prêtre, Marin Barleti, a écrit un ouvrage magnifique, Le siège de Shkodra, où à travers des chroniques, tout est décrit avec minutie : le nombre d’obus tombés quotidiennement sur la citadelle, les hallucinations des soldats dans la ville assiégée, les maladies. Entretiens avec E. Faye, (1991 : 54-55).