2.3.3.2. Le siège : un programme narratif à lectures multiples

Le programme narratif du siège qui se dessine dans ce roman peut faire l’objet de trois lectures différentes.

Une première lecture, « historique », conduit au conflit qui opposa l’empire ottoman à l’Albanie médiévale, notamment à travers le siège d’une de ses citadelles (cf. citadelle de Shkodra) au XVème siècle. L’ouvrage décrit le début de ce conflit, et plus précisément une des premières expéditions de l’armée ottomane dont le nombre devait s’élever à vingt-quatre, durant les trente-cinq années d’hostilités entre les deux camps. Cette première lecture du roman évoque ainsi la résistance albanaise au XVème siècle face à l’empire ottoman. Un passage en italiques qui nous met dans la perspective des assiégés nous en donne une belle illustration :

‘« Ils ont repris leurs assauts. Depuis que les premiers nuages sont apparus à l’horizon, pour repartir, apeurés, comme ils étaient venus, les assiégeants ont intensifié leurs attaques à l’extrême. Ils jettent toutes leurs forces dans la bataille.
Chaque jour, par vagues renouvelées, ils déferlent vers nos murs, que les boulets ont maintenant criblés de brèches. Ils y appuient des centaines d’échelles, les escaladent, se battent au corps à corps avec les nôtres, puis, refoulés, remontent à l’assaut avec une fureur redoublée. […]
Nous restons ici, jour et nuit, au sommet des remparts. La faim et la soif nous donnent des vertiges. […]
Ils ont tout tenté contre nous, depuis les canons gigantesques jusqu’aux rats infectés. Nous avons tenu et nous tenons. Nous savons que cette résistance nous coûte cher et qu’il nous faudra la payer plus cher encore. Mais sur le chemin de la horde démente, il faut bien que quelqu’un se dresse et c’est nous que l’Histoire a choisis. Le temps nous a placés à la croisée des chemins ; d’une part, la voie facile de la soumission, de l’autre, la voie ardue, celle du combat. Nous avons choisi la seconde. Nous aurions pu opter pour la première si nous n’avions pensé qu’à nous. Il nous aurait été possible de terminer nos jours dans la paix, auprès de nos charrues et à l’ombre de nos oliviers, mais une pareille paix eût équivalu à la mort.
Leur rage a atteint son paroxysme. L’heure de la grande épreuve sonne. Le ciel se couvre de nuages. Ils affluent de tous les points de l’horizon, impatients d’assister à ce carnage » (p.287-288).

Ce passage rend compte à lui seul de l’échelonnement de violence, de cruauté et de mort qui aboutit à la création d’un effet de tension dans le récit, amplifié sans cesse par la barbarie de la guerre et les tentatives désespérées perpétuellement renouvelées pour la prise de la citadelle – première bataille, ruses de guerre : construction d’une galerie souterraine, interruption de l’eau, deuxième attaque, animaux infectés, assauts quotidiens – ne font qu’accroître l’angoisse, la tension et enfin, l’absurdité d’une telle entreprise. Par un mouvement allant crescendo, la consternation, l’inquiétude et les tristes présages finissent par aboutir à une lourde défaite, à un échec total qui atteint son paroxysme avec le suicide du pacha.

Une seconde lecture, qui se réfère sur le plan temporel non plus à l’Albanie du XVème siècle mais à celle des années soixante, renvoie à la sortie de l’Albanie du camp socialiste et à son encerclement par les pays de l’Est. Dans ce sens, cette citadelle assiégée n’est pas sans nous rappeler le roman précédent, Le Monstre, dont le siège est, comme nous l’avons vu plus haut, une des thématiques principales. Tout comme le lecteur du Monstre, celui des Tambours de la pluie ne manque pas d’établir un parallèle avec les événements du conflit albano-soviétique, lorsque l’Albanie fit l’objet d’un blocus implacable, économique et politique à la fois, de la part de l’URSS et des pays du Pacte de Varsovie.

A partir de cette superposition, se dessine sur un plan plus abstrait l’opposition entre la résistance du petit d’un côté et l’acharnement du pouvoir politique de l’autre. Sémiotiquement parlant, cette opposition résulte de l’investissement thématique qui caractérise les figures de chacun des plans et des programmes narratifs eux-mêmes : le siège et la résistance. De par cet affrontement qui est déployé à travers ces programmes et une certaine analogie de fonctionnement, se fait sentir en filigrane une troisième lecture qui renvoie au système communiste. En effet, l’empire ottoman apparaît ici incommensurable, tragique, grotesque, bureaucratique, totalitaire : la liberté de parole se trouve menacée, la brutalité et les punitions arbitraires font la loi, la répression et le système anti-démocratique dominent. Nous voilà au cœur d’une dictature. En témoigne ce passage tiré du chapitre X :

‘A quelques pas devant lui, l’intendant en chef aperçut l’architecte, qui marchait seul suivi de son garde. Les deux jeunes officiers des janissaires le remarquèrent aussi et se mirent à rire.
« Avec toute son instruction, il s’en est fait remonter par un cheval, dit l’un.
- Ils sont tous comme ça, ils se gorgent de copieux traitements pour ne rien faire.
- Si tu crois qu’on les aime en haut lieu ! On ne trouve pas mieux. […] »
Les janissaires éclatèrent de rire. L’un d’eux se retourna et, à la vue de l’intendant en chef et de Sarudja, il chuchota quelques mots à ses camarades, qui cessèrent de rire aussitôt. Surpris de ce silence soudain, l’un des deux jeunes officiers se tourna à son tour et en devina la raison. Cela ne fut pas de son goût et, voulant montrer qu’un janissaire ne craint pas de dire ce qu’il pense, même devant des dignitaires, de si haut rang fussent-ils, il s’écria, enflant sa voix :
« - Eh bien oui, il arrive qu’un cheval réussisse là où un homme instruit a échoué. » […]
L’intendant en chef blêmit.
« - Officier, répète un peu ce que tu viens de dire ! cria-t-il furibond. Répète ! […]
« - Désarmez-le ! » dit l’intendant en chef. […]
« - En prison ! » dit l’intendant en chef et, hélant un officier de haut grade qu’il aperçut dans la foule :
« Conduis-moi ce scélérat en prison », commanda-t-il. […]
« - Tu as très bien fait, dit Sarudja, lorsqu’ils se furent un peu éloignés. Il aurait peut-être mieux valu dire à nos gardes de le tuer sur-le-champ.
- Ça revient au même, dit l’intendant en chef, le tribunal le condamnera à mort » (p.223-225). ’

Cette troisième lecture que nous décelons dans le roman renvoie alors à un autre encerclement : à celui d’une Albanie « hypercommuniste qui assiège et cherche à étouffer sa part la plus libérale. Ainsi, c’est l’Albanie qui est à la fois l’assiégeant et l’assiégé » (Kadaré, 1995 : 94). Dans cette hypothèse, le récit fait d’autant plus l’éloge de la résistance : résistance à toute tentative de privation de liberté, de quelque type qu’elle soit ; éloge de l’abnégation qui devient encore plus appréciée face aux menaces et aux pressions d’altération et d’autoritarisme. Le siège de soi-même devient alors un moyen de prise de conscience de soi.

En conclusion, la superposition de ces trois lectures nous amène à voir que Les Tambours de la pluie guident le lecteur vers un feuilletage subtil d’isotopies et de sens et permettent une identification du monde contemporain, tout en apparaissant comme un roman uni-temporel.