2.3.3.3. La mise en perspective des programmes narratifs

Revenons à présent sur la mise en perspective des deux programmes narratifs ci-dessus relatés. Ici, elle conserve les deux programmes opposés, tout en privilégiant celui d’encerclement et de siège de la citadelle, programme qui est largement explicité au dépens de l’autre, qui n’est manifesté que de manière fragmentaire. Ce procédé stylistique qui consiste dans une présentation alternée des programmes selon deux perspectives opposées, peut être chargé de significations pour le lecteur car nous savons notamment que la mise en perspective joue sur le rapport énonciateur/énonciataire. La saisie à laquelle le texte fait particulièrement appel en raison de l’alternance des narrations qui le prennent en charge, est une saisie rythmique. L’état thymique de l’énonciataire change donc constamment en fonction du changement de perspective.

Mais regardons de plus près les relations et les différences qui existent entre les deux types de narration qui mettent en place respectivement les programmes narratifs du siège et celui de la résistance ainsi que la manière dont ils saisissent le lecteur.

Commençons par les passages en italiques qui ouvrent chaque chapitre du roman. Beaucoup plus courts par rapport aux chapitres, les passages en italiques sont plus précis – des dates apparaissent souvent :

‘« Le 26 juillet, nous décidâmes de faire effondrer la galerie » (p.173), « Cela fait trois jours qu’ils se livrent à une besogne qui nous paraît incompréhensible. » (p.209), « Finalement, le 11 août, ils nous coupèrent l’eau » (p.231), « L’assaut a été donné le 22 août, vers midi, par une chaleur qui semblait devoir tout embraser » (p.267).’

Ils créent des moments de pause après le récit de très grande tension des chapitres. Nous pouvons reconnaître en eux la figure de « sommaire » qui consiste à raconter en quelques paragraphes ou quelques pages, plusieurs journées, mois ou années d’existence sans détails d’actions ou de paroles (cf. G. Genette). Tandis que les chapitres numérotés reprennent ou devancent, sous forme développée et d’un autre point de vue, les informations que l’on découvre dans les passages en italiques.

Cet effet d’expansion de l’information est réalisé grâce à l’un des outils de la manipulation énonciative : l’utilisation de la cataphore sémantique. L’énonciateur joue sur la compétence cognitive de l’énonciataire, sur sa capacité à passer de la condensation à l’expansion ou vice-versa ou, comme l’appelle J. Courtés, l’« élasticité du discours ». Cette figure fait appel à un savoir déjà inscrit dans le discours. En théorie, la cataphorisation sémantique reprend, en expansion, les éléments présentés en premier sous forme condensée.

Remarquons que cette expansion de l’information est réalisée en ayant recours au savoir inégal des deux narrateurs qui prennent en charge chacune des deux formes de narration. En effet, même s’ils occupent tous les deux la fonction de chroniqueur, il est à souligner qu’ils n’ont pas le même accès au savoir. De fait celui-ci est fonction du point de vue qu’ils occupent et de leur localisation. Ainsi, dans le récit principal, le narrateur observateur est « dehors » et dans un lieu ouvert, d’où dispose par conséquent d’une supériorité cognitive, tandis que les passages en italiques correspondent à des pages d’un journal, tenu par un soldat albanais qui reste anonyme et à l’intérieur de la forteresse. Celui-ci apparaît donc plutôt comme un scripteur, et de par la saisie plus restreinte à laquelle il a accès (par le point de vue spatial qu’il occupe), il livre un récit plus partiel.

L’alternance de ces deux types de narration crée une cadence qui confère à tout le récit une respiration et rythme la lecture. Après des scènes de forte intensité vient le moment de la pause avant de repartir ensuite de plus belle vers un autre pic.

En termes d’intensité ces deux récits apparaissent comme différents. Mais grâce à l’interprétation sémantique des relations spatiales instaurées dans le texte, en l’occurrence, leur complémentarité qui leur confère une équivalence sémantique, un jeu de compensation se met presque en place : au récit en italique, bref et peu étendu correspond une forte intensité, alors qu’au récit en romain, de grande étendue, correspond une intensité plus faible. En effet dans ce dernier la distance est plus grande étant donné qu’il s’agit d’un récit à la troisième personne. Par conséquent, ces deux récits ne saisissent pas le lecteur de la même façon.

La transformation progressive passant du récit à la troisième personne au récit à première personne du pluriel, permet de mettre en évidence le sentiment de vécu qui accompagne le récit à la première personne. Les chapitres écrits à la troisième personne suscitent quant à eux un sentiment de non réalité : normalement, dans la chronique (ce à quoi ressemblent les chapitres numérotés), le sujet d’énonciation est un simple témoin qui rapporte des faits. Les règles sont celles du genre historique et les faits apparaissent plus éloignés. Pour cette raison, le passage d’un chapitre à l’autre nous fait donc passer d’un sentiment de réalité, même feinte83, (italiques) à celui de non réalité (romain). Cela crée un autre effet : l’encerclement paraît à la fois réel et irréel.

Ce passage joue aussi sur la duréequ’il est intéressant d’étudier ici, car elle produit des effets sur le lecteur. Tout d’abord, la succession des journées, reprise et amplifiée par le jeu de condensation et d’expansion dont elle fait l’objet, instaure le récit entier dans une forme de continuité qui n’a de cesse de se rallonger. Avec elle, se prolonge également un état d’angoisse, cette « angoisse étrange, pleine de soleil et d’une aveuglante lumière »84, jusqu’à ce que les premières gouttes soient annoncées par le battement des tambours de la pluie.

Enfin, les statuts d’assiégés ou d’assiégeants dont jouissent les acteurs dans chacun des camps interpellent le lecteur différemment. Cette double narration le comble cependant tout en apportant des effets de suspense. Les ralentissements, les fins de chapitre etc., contribuent à créer pour le lecteur une tension provenant de la structuration du discours d’ensemble. A côté de cette tension interprétative due à la spécificité de la narration, se fait sentir, bien évidemment, une tension dramatique, liée à la diégèse elle-même.

Notes
83.

Nous nous référons ici au concept de « feint » mis à jour par K. Hamburger dans Logique des genres littéraires, 1986.

84.

Quatrième de couverture, 1985.