2.3.5.3. Le procès

Or ces crimes travestis en spectacle théâtral ne vont être élucidés que grâce à un deuxième récit, imbriqué au premier. Logiquement postérieur au programme narratif principal que nous venons de voir – il raconte le procès qui a lieu dix ans après –, ce deuxième récit n’apparaît pourtant pas dans la même ligne chronologique que le premier.

En effet, le roman oppose clairement des espaces de temps disjoints : celui d’« avant » la chute de la dictature auquel appartiennent la plupart des événements du récit principal, répartis en treize chapitres intitulés et celui d’« après » la chute du système auquel se rapportent les « extraits d’instruction ultérieure », introduits de façon non régulière, mais au fur et à mesure que l’intrigue principale avance. De ce fait, ils sont intéressants à étudier, dans la mesure où ils introduisent des ruptures dans la narration principale. Ces morceaux rompent la chronologie du récit global, car le procès qu’ils narrent a lieu dix ans après. Si dans un récit « traditionnel » le procès a sa place dans une narration ultérieure à celle des faits instruits, ce n’est pas le cas ici. La programmation temporelle qui dispose sur la ligne temporelle selon la catégorie antériorité/postériorité les divers programmes narratifs n’est pas suivie car nous n’avons pas une représentation chronologique de l’organisation narrative.

En ce qui concerne la relation entre les deux récits, il est important de souligner que le deuxième récit se manifeste sous la forme d’un discours judiciaire qui doit sanctionner les actants et les programmes qui apparaissent dans le récit numéro un. En effet, il propose une relecture des événements dix ans après par des énonciateurs différents et sanctionne les épreuves qui ont lieu dans le récit principal en les qualifiant notamment de « crime contre l’humanité ».

Ensuite, de par les nouveaux éléments qu’il apporte, il joue un rôle déterminant dans l’élucidation de l’énigme pour le lecteur. Ce deuxième récit introduit comme nous l’avons dit plus haut au fur et à mesure que l’intrigue avance, entretient la curiosité, ralentit le rythme et apporte des témoignages nécessaires à la compréhension du premier. Mais en même temps, il joue un rôle dans le dévoilement de la vérité : un avant et un après se confrontent, comme c’est le cas dans cet extrait de l’instruction ultérieure :

‘EXTRAITS DE L'INSTRUCTION ULTÉRIEURE
L'ESCOGRIFFE : […] Dès les premiers mots sur l'homme criblé de balles, couché sous son drap, j'ai failli m'écrier : Lul Mazrek !
D'entrée de jeu, j'ai pensé que c'était lui. Toujours les mêmes causes : jalousie, etc., à cette seule variante près que l'officier avait eu la peau de Lul. Il l'avait donc abattu de sang-froid en pleine mer, puis avait justifié son meurtre en faisant croire qu'il s'agissait d'une tentative d’évasion. Et, comme si ça ne suffisait pas, il avait exhibé son cadavre le long du littoral. […]
Ainsi que le prouvera, je l'espère, ce procès, le temps
a montré que je m'étais trompé sur toute la ligne (p. 227-228).’

Suit un deuxième témoignage, celui d’un autre actant du récit numéro un :

‘TONIN VORFI : […] Le chef continuait de m'éviter. Sans doute est-ce cela qui me rendait encore plus curieux d'apprendre ce qui s'était passé.
C'est ainsi que, par un après-midi pluvieux, lorsque je me fus assuré qu'il ne se trouvait plus à la section, tout en essayant de ne pas me faire pincer, je me faufilai dans la chambre des gradés. Je connaissais l'emplacement du fameux coffre où il gardait sous clé le moteur du hors bord ainsi que ses affaires personnelles, notamment mes lettres. J'avais pris mes dispositions et n'eus par consé­quent aucune difficulté à ouvrir le cadenas.
J'aurais encore du mal aujour
d'hui à décrire l'épou­vante qui s'empara de moi à cet instant. Fourré là, n’importe comment à côté du moteur se trouvait son pan­talon couvert de taches de sang (p.230).’

De la combinaison et de la confrontation de ces deux récits se dessine une structure particulière. Car cela aboutit non seulement à une fragmentation de l’événement, qui propage au sein du récit de diverses ruptures de chronologie, - ainsi, le récit se caractérise-t-il par de multiples intrusions du passé et du futur dans la narration présente, (à cause des ruptures introduites par les extraits de l’instruction ultérieure), mais l’intrigue elle-même gagne en épaisseur. Nous pouvons reconnaître ici le principe du code herméneutique dont parle R. Barthes. Selon lui, le code herméneutique doit disposer dans le discours des retards qui s’opposent à « l’avancée inéluctable du langage » et qui ouvrent « entre la question et la réponse, tout un espace dilatoire ». Par conséquent, la lecture se soumet également à des sauts temporels. L’énonciataire est ainsi placé non seulement dans une simple position de récepteur d’une histoire qui lui est racontée, mais à cause des ruptures temporelles et de l’affrontement d’un « avant » et d’un « après », il a la possibilité de « juger » par « lui-même ». Il apparaît comme un auditeur qui reçoit le discours du juge.

Libérés de la pure succession chronologique qui aurait dû voir se succéder l’« après » à l’« avant », les événements sont donc rapprochés différemment. La valeur du roman réside notamment dans la manière suivant laquelle s’assemble en sa totalité le matériau des événements. Une combinatoire s’opère qui détruit la chronologie de la fiction.

En ce qui concerne la narration de ces deux premiers récits, nous pouvons souligner quelques différences : le premier récit est fait dans une narration ultérieure par un narrateur hétérodiégétique (cf. terminologie définie par G. Genette). Racontant à la troisième personne, il prend en charge ouvertement presque l’ensemble du récit. En revanche, les « extraits d’instruction ultérieure » d’où le narrateur principal (celui qui prend en charge le récit numéro un) est absent, apparaissent comme des récits à la première personne, assumés directement par les actants eux-mêmes (cf. supra : l’escogriffe, Tonin Vorfi, Vjollcia Morina etc.). Leurs rôles thématiques sont repris du récit précédent. Nous les trouvons notamment dans les chapitres IV, VI, VII, VIII, XII. Ces passages sont notés en italiques et sont clairement indiqués comme appartenant à l’instruction. En tant que fragments juxtaposés au récit principal, leur présence est à attribuer à l’énonciateur.