2.4. Récapitulatif des formes de fragmentation

En guise de conclusion sur notre étude du corpus, nous pouvons souligner l’importance que revêtent dans la narration, à travers les effets qu’ils produisent chez le lecteur, les différents procédés que nous avons mis en évidence. D’un roman à l’autre, c’est une vraie « quête » de nouvelles formes d’écriture qui se profile87. En effet, l’auteur consacre une attention particulière aux questions formelles. Il considère le roman comme le lieu où le récit s’invente, prend sens et forme. Cadre continu d’expériences et de nouvelles configurations, le récit apparaît comme une écriture et non pas simplement comme une histoire racontée.

Nous allons synthétiser la présence des formes les plus significatives que nous avons relevées dans chacun des romans de notre corpus, avant de passer à des conclusions plus générales sur le statut et les fonctions de cette fragmentation au chapitre suivant.

Dans Le Général de l’armée morte, nous avons noté une première opposition entre des chapitres numérotés et des chapitres non numérotés. Cette différence est caractérisée par un changement du mode de présence de l’énonciateur dans le texte. Plusieurs cas sont possible : tout d’abord, un changement de focalisation installe un effet de rapprochement ou de distanciation par rapport aux événements racontés. Ensuite, certains fragments constituent des ellipses et agissent de ce fait comme des « sommaires » au niveau de la diégèse ; certains autres consistent en un changement sensible de la présence de l’énonciateur et ont pour objectif de souligner les états d’âme du général et d’impliquer le lecteur sensiblement. Nous avons noté que tous ces chapitres non numérotés invitent le lecteur à changer le type de saisie du texte. L’obligeant à prendre de la distance, ou, au contraire, à se rapprocher davantage, ou encore à accorder plus d’importance à tel ou tel élément du récit, ils permettent d’établir un contact sensible, plutôt qu’une implication intelligible avec l’histoire. Le mode d’interaction ou d’implication de l’énonciataire dans le récit change donc en fonction du mode de présence de l’énonciateur.

Par ailleurs, dans ce même roman, nous avons constaté la présence d’un journal intime et celle de fragments en italiques. Ces deux formes sont caractérisées par l’anonymat. En effet, nous ne savons pas à qui attribuer ces voix : l’identité du soldat italien, auteur du journal, n’est pas plus révélée que celle des vétérans de la guerre ou des proches des victimes.

Quant à la présence de ces deux formes dans le récit, elle se fait sous le mode de l’enchâssement, contrairement à la juxtaposition des chapitres non numérotés. Notamment le lecteur découvre le journal intime par la lecture du général, ce qui confère à son contenu une sorte de profondeur. Nous pouvons remarquer que le choix énonciatif de l’utilisation de ce procédé qui consiste en une mise en abyme d’un discours, procure à celui-ci un statut particulier et sert à la création d’un dialogisme qui oppose, en l’occurrence, des croires différents. Les passages en italiques participent également à créer ou à renforcer certains croires, en même temps qu’ils contribuent au développement de l’intrigue.

Notre deuxième roman, Le Monstre, met en place une narration double, celle d’un narrateur à la troisième personne et celle d’un scripteur-observateur, auteur d’une lettre d’amour-pensum-thèse de doctorat. Ces deux modes de présence de l’énonciateur dans le texte s’opposent aussi quant à la fonction principale qui est leur origine : si le narrateur principal « raconte », le scripteur « écrit ». L’écriture de ce deuxième se trouve à son tour placée sous un double mode : réalisée et/ou imaginaire. En effet, les morceaux de notes écrites s’opposent à des formes de dialogues imaginés ou souvenus. Or l’enchevêtrement de ces différentes formes de délégation de l’énonciateur dans le texte crée des effets des plus divers. Il intervient sur la stratification de l’histoire pour le lecteur en même temps qu’il place ce dernier en position de réception très incommode et troublante. L’alternance d’un chapitre à l’autre des différents modes d’énonciation crée une polysémie qui confère au récit une complexité certaine qui se reflète sur le plan du découpage et sa disposition intra-textuelle par l’opposition de chapitres numérotés vs chapitres numérotés et titrés, la présence de passages entre parenthèses et des passages mis en italiques et entre parenthèses.

Le troisième roman, Les tambours de la pluie, met en scène une alternance de narrations faites à la première et à la troisième personne par deux narrateurs différents, homodiégétique et hétérodiégétique. Appartenant à deux camps opposés, ces deux récits entraînent le lecteur à un rythme particulier qui fait appel à une saisie impressive. Fonctionnant comme une condensation et une expansion des éléments, ces récits se trouvent complémentaires.

Chronique de la ville de pierre met à son tour en œuvre une présence éclatée de l’énonciateur. Aux chapitres numérotés s’opposent des chapitres non numérotés qui se présentent sous la forme de fragments non intitulés - passages en italiques, - et de fragments intitulés : « Fragments de chronique », « Propos de la vieille Sose (à défaut de la chronique) », « Propos d’inconnus » et « Projet de plaque commémorative ». Si la plupart des chapitres numérotés et des passages en italiques sont assumés par le narrateur-personnage, l’incipit et le projet de plaque commémorative sont en revanche pris en charge par le narrateur-scripteur qui encadre la narration. Le rôle du narrateur est également rempli par des personnages secondaires comme la vieille Sose, ou alors par des voix anonymes. Du point de vue de l’énonciation sont particulièrement intéressants les « fragments de chronique » et le « propos d’inconnus » qui se présentent comme des collages de voix, constituant par là des unités hétérogènes. Posant un problème de polyphonie et d’excès de sens, ces fragments font appel au travail interprétatif de l’énonciataire. Un effet particulier est également dégagé des passages en italiques qui marquent un changement du mode énonciatif : même s’ils sont attribués à la même instance, le narrateur-personnage, le simple changement typographique indique un moment important du récit, ou un changement d’état du sujet (cf. la nostalgie). Il faut rajouter à ce fractionnement, la présence de pages blanches qui délimitent des séquences du récit. L’ensemble des voix ainsi représentées crée une polyphonie juxtaposant des univers et des croires différents. Elles participent d’une stratégie de véridiction, chacune des voix apportant un niveau différent de pertinence par les degrés de véridiction qu’elles représentent.

Enfin, Vie, jeu et mort de Lul Mazrek se présente comme une suite de chapitres titrés et numérotés, ponctuée par des passages en italiques intitulés « Extrait de l’instruction ultérieure. Dix ans après », à quoi s’ajoute un chapitre erratique, subdivisé en trois parties intitulées. La présence de ces trois formes d’énonciation qui ne sont pas prises en charge par le même narrateur, contribue à organiser le plan temporel sur deux dimensions : d’un côté, en considérant la combinaison des chapitres titrés et des extraits de l’instruction ultérieure se forme un axe temporel horizontal juxtaposant des actions dans un intervalle de temps de dix ans ; d’autre côté, en prenant en compte la combinaison des chapitres titrés avec le chapitre erratique, s’obtient un axe vertical qui rapproche temporellement l’antiquité et les temps modernes. La convocation de cette unité discursive que constitue le chapitre erratique et des figures qui lui appartiennent est à attribuer directement à l’énonciateur. Par ailleurs, il est à noter que la première fragmentation joue sur le plan de la diégèse et contribue à l’éclaircir, alors que la deuxième introduit une dimension dialogique dans le récit.

Dans le chapitre qui suit nous verrons comment nous pouvons tirer quelques conclusions sur l’utilisation de la stratégie de fragmentation chez Kadaré. En essayant de formuler des hypothèses sur le fonctionnement des formes narratives que nous avons mises en évidence, nous tâcherons de les articuler à la problématique de l’énonciation.

Notes
87.

Selon les divers entretiens et informations délivrés par I. Kadaré lui-même, il est possible de tracer une vraie quête de nouvelles formes artistiques derrière ses projets, son évolution et sa maturité littéraire. Nous en donnons ici un simple aperçu, en préférant aborder ce sujet d’un point de vue sémiotique. S’il y a un début à ce mouvement, il faudrait le voir dans Le Général de l’armée morte, où, conscient des problèmes de forme, il a notamment « essayé de rendre les sentiments de vide, de perte, d’anonymat par les chapitres non numérotés, les listes incomplètes, l’angoisse des identifications, voire par le désir des morts eux-mêmes de ne pas être identifiés » (1991 : 138). L’œuvre devait être, selon ses propres termes, « réellement un « roman à trous », une espèce de « Montagne aux trous » comme celle située à l’ouest de Tirana » (Ibid.). Mais comme Kadaré l’avoue dans Invitation à l’atelier d’un écrivain, par manque d’expérience, il n’a pas assez tiré profit de deux ou trois de ces sépultures militaires. « Elles s’inscrivaient dans la logique du récit, y compris même dans son style, si l’on veut considérer les chapitres non numérotés, l’absence de précisions documentaires, l’anonymat. Elles n’en font pas moins partie de mon imaginaire, de même que la technique d’écriture déterminée par l’ignorance des faits, les dires contradictoires des témoins, enfin par la masse des corps jetés pêle-mêle dans les fosses. J’aurais pu également introduire une secousse sismique parcourant le sol truffé d’ossements, comme une décharge électrique dans un corps mort » (1991 : 43).Malgré le succès du Général et bien que dans l’ensemble on le considérât comme apportant quelque chose de neuf, dans son for intérieur, il n’y croit pas trop. « Plus qu’une œuvre novatrice, le Général me paraissait un compromis entre la tradition et l’innovation, ce qui ne me satisfaisait pas totalement. Je sentais que je n’avais pas épuisé toutes mes ressources et n’avais pas encore l’expérience nécessaire pour découvrir de nouvelles formes romanesques »(Ibid., p.66). Après la parution du Général de l’armée morte, pas encore sûr de lui-même, il écrit Le Monstre, sa deuxième œuvre sérieuse en prose, on l’a vu, fort audacieuse du point de vue de la forme. En effet, le milieu des années soixante fut pour Kadaré l’époque des découvertes les plus lumineuses. « A cette époque-là, je me sentais fort capable de trouver de nouvelles formules d’écriture. […] Mon esprit était constamment en ébullition jamais il ne m’avait été aussi facile de saisir l’insaisissable, de pénétrer l’impénétrable » (Ibid., p.134). En quête de structures neuves, si possible jusque-là inédites, « aucun projet ne [l]’attirait s’ [il] n’avait la conviction profonde qu’il n’imitait en rien la littérature créée jusqu’alors » (Ibid.). Dans Le Monstre, l’innovation résidait dans la manière d’utiliser le temps romanesque. Selon la conception de l’auteur, à travers l’histoire de la ville de Troie, le texte traite d’une histoire éternelle. C’est donc une anti-Iliade, car le cheval de bois n’entre jamais dans Troie. « J’étais content de cette trouvaille, dont je ne connaissais pas d’équivalent. […] Après Le Monstre, […], mon cerveau était devenu si exigeant qu’il ne se satisfait plus de rien et n’avait qu’un souci : trouver de nouvelles structures originales, […], frayer de nouveaux sentiers en art… » (Ibid., p.68). Mais dès sa publication, il apparut que cette œuvre était prématurée pour la littérature albanaise. A cause des années de dogmatisme que vivait l’Albanie, Kadaré est obligé ensuite de renoncer à cette recherche de nouvelles formes pour ses romans. Il sent avoir perdu un peu de cette capacité à trouver de nouvelles formes. « Je me suis freiné moi-même, c’est dommage. Quelque chose s’est tuée dans mon cerveau. Les cellules d’avant-garde, celles-là même qui renouvellent l’art, sont peut-être mortes dans ce choc » (Ibid.). Voilà pourquoi après, ses romans sont devenus plus « calmes », plus classiques. Avec Chronique de la ville de pierre, il essaye de renouveler cette liberté de forme. Les tambours de la pluie, en revanche, est un roman d’une facture plus classique. Des tentatives d’innovation en matière de recherches sur les formes sont aussi présentes de façon plus épisodique dans quelques autres romans tels que Le Concert, L’année noire ou Le pont aux trois arches etc. Malheureusement les deux derniers sont restés dans son imagination et ne reflètent pas concrètement la conception initiale.