3.1. Perception de fragmentation

Commençons par examiner le rapport qui existe entre la perception de la forme fragmentée d’un texte et la manière dont elle engage le lecteur, qui devient par conséquent le sujet d’une expérience sensible (expérience de la forme). Il faut dire que les marques extérieures qui caractérisent les fragments (les interruptions, les collages ou les italiques) constituent pour le lecteur un détail « pictural », une tache par rapport au récit dans lequel ils sont insérés et sur lesquels il s’arrête. Ces formes brèves, typographiquement marquées ou non, font en effet écart par rapport à la forme qui les englobe, si l’on prend en compte l’espace textuel inégal qu’elles occupent par rapport aux chapitres auxquels elles sont juxtaposées ou enchâssées.

Du point de vue de la substance (en tant que matière mise en forme), nous pourrions considérer la fragmentation comme un « accident » en empruntant ce concept à Didi-Huberman (1990). Il s’agit d’un « accident » qui affecte l’écriture par la matière qui s’interrompt, qui change de forme et amène le lecteur à trouver du sens. En effet, la rupture textuelle crée du discontinu et sa réception touche à la fois à la perception, à la sensation, et à la sémiotisation. La perceptibilité qui est en jeu dans ce cas convoque un énonciataire qui pourrait envisager la fragmentation aussi bien d’un point de vue phénoménologique : les rythmes de la perception sémantique apporteraient comme effet une appréhension du monde fragmentaire, par bribes ; que d’un point de vue sémiotique, le lecteur étant par conséquent mis en position de constructeur de sens à partir de ses perceptions.

Nous sommes de l’avis que la perception du fait stylistique que constitue la fragmentation fait partie de la stratégie énonciative qui se charge de l’inscription du sujet dans le texte, de même que des conditions d’interaction avec lui. L’expérience esthétique du discontinu se transforme pour le lecteur en une pratique d’élaboration de la signification, puisqu’un rapport existe entre la forme de présentation du texte et le lecteur auquel celui-ci est destiné. Par conséquent, la structure de la présence et de la coopération du lecteur est en quelque sorte inscrite dans le texte.

Faisant partie du dispositif textuel, la fragmentation renvoie à une discontinuité qui introduit d’abord une interruption dans le régime de la lecture. Cette discontinuité apparaît ainsi comme une contrainte de lecture par le morcellement et la multiplication des disjonctions textuelles et énonciatives qu’elle met en place. Elle fonctionne comme un manque, un effet négatif qui cause la rupture de l’histoire, obscurcit le sens et crée un effet d’incomplétude.

Cependant, cette discontinuité contribue en même temps à intensifier le processus de participation du lecteur. Celui-ci est en effet obligé, du fait des interruptions qui lui sont imposées, de faire un travail d’interprétation de façon plus intensive que dans le cas de la lecture continue. De fait, la forme fragmentée du texte invite le lecteur à la production d’un système d’équivalences (des ensembles signifiants) afin de rétablir la continuité entre les segments textuels disjoints. Les différentes formes de découpage introduites dans le récit ne fonctionnent donc pas exclusivement comme facteur d’interruption, mais aussi comme structure de construction de la signification et d’interaction avec le lecteur. Elles organisent à l’intention de celui-ci, un parcours à suivre. En même temps qu’elles interrompent le récit, elles conditionnent le rétablissement d’une continuité textuelle en signalant la possibilité d’opérer une jonction entre des segments textuels interrompus. De cette manière, la disjonction des segments donne naissance à un réseau de connexions possibles grâce auquel les segments vont se déterminer mutuellement.

A partir des observations que nous avons effectuées sur le corpus, nous pouvons dire que l’esthétique du discontinu fonctionne à la fois sur l’axe syntagmatique et sur l’axe paradigmatique. Si dans le premier cas elle est liée à la linéarité de la lecture laquelle se heurte à des ruptures, dans le deuxième cas elle participe à la polyphonie créée dans l’espace d’énonciation peuplé de voix hétérogènes. L’esthétique du discontinu instaure ainsi un système sémiotique, dans le sens où elle fonctionne comme un mode d’intelligibilité du sens. Ce fonctionnement détermine les opérations de lecture en invitant le lecteur à chercher une organisation du récit sur l’axe syntagmatique et paradigmatique à la fois. Dans la conclusion générale nous verrons comment ce dispositif du discontinu (n’)est (pas) utilisé dans le roman à thèse, et comment Kadaré réussit à subvertir son utilisation et à instaurer un nouveau code de communication avec le lecteur.

Cependant, à part la discontinuité, un autre phénomène est à l’œuvre dans notre corpus : le collage. En effet, nous avons trouvé ce type de construction principalement dans les « fragments de chronique » et « le propos d’inconnus » dans Chronique de la ville de pierre. Il est intéressant d’observer qu’une sorte de paradoxe est à son origine : alors qu’il s’agit d’un collage, l’interruption, la discontinuité et l’hétérogénéité font partie de sa formation. En effet, il assemble et juxtapose des énoncés discontinus et hétérogènes du point de vue de l’énonciation, qui se trouve en l’occurrence, éclatée. De ce fait, le collage apparaît comme incohérent et incompréhensible, comme un excès de sens et contribue au brouillage du message et à l’opacité du sens. Posant également le problème de l’identification de l’énonciateur qui le prend en charge, il met ainsi en péril la monosémie, la lisibilité et la clarté du message.

Nous avons déjà fait remarquer que souvent les romans de Kadaré fonctionnent à l’image des collages que l’on trouve dans Chronique de la ville de pierre. Un effet d’hétérogénéité est perceptible par le montage de textes, le changement de points de vue et d’énonciations, l’introduction de pratiques discursives diverses. La position de l’instance de l’énonciation n’est pas focalisée mais dispersée, multiple et se construit à l’intersection de cette hétérogénéité. Dans ce cas, l’ordonnance du texte intervient en tant que tendance organisatrice, construisant un matériau hétérogène en séries équivalentes, mais n’annulant pas son hétérogénéité.

Devrions-nous voir, peut-être, dans cette forme fragmentaire que constitue le collage une fonction méta-narrative qui donne en quelque sorte une instruction de lecture pour le roman tout entier ? Dans ce cas, elle fonctionnerait comme une mimésis formelle, comme une forme de convention pour la pratique de lecture à engager. On peut constater ici en effet que le régime d’interprétation du global est affecté par le local : l’« accident ». Mais cette affectation est double. Si d’un côté la fragmentation et l’effet qu’elle produit apparaît comme un non-sens, d’autre côté elle ouvre la voie et conditionne les opérations énonciatives du lecteur qui la prend en charge. Le sens tend alors à se re-stabiliser. La rupture fonctionne donc comme un support de l’« accident », ce dernier étant « subi » par un lecteur. Ne présentant pas un événement unique ou d’exception mais rentrant dans une structure répétitive, elle s’installe dans le texte de manière diverse et se présente comme une disponibilité de sens qui sollicite et convoque le lecteur. C’est ainsi que la fragmentation suscite une place à l’énonciataire. Elle devient un accident porteur de sens par la manière dont elle touche le lecteur, le saisit. Elle lui donne accès au sensible, car la saisie impressive qu’elle provoque est celle qui permet la manifestation directe de la relation sensible avec le monde. Corrélative à l’instance de l’énonciation aussi bien du côté de la production que du côté de la réception, la fragmentation peut être considérée comme une émergence du sens qui instaure un mode d’interaction avec le lecteur. De fait, elle parle de sa propre activité en en faisant un événement sensible et observable par et pour le récepteur.