3.4. Rationalité et croire, deux topiques du discours littéraire

En dernier lieu et pour clore ce chapitre, revenons encore une fois sur notre parcours théorique. Dans le cadre de ce travail de thèse consacré principalement à la fragmentation des modes narratifs en tant que phénomène d’énonciation, nous avons été amenée à traiter la problématique de l’instauration de la cohérence et des modes de lecture dans une œuvre fragmentée à partir des stratégies énonciatives et de la présence de l’instance de l’énonciation dans le texte. Dans un deuxième temps, et ce à travers l’étude de notre corpus, nous avons voulu appliquer ces principes à l’œuvre d’I. Kadaré afin d’y observer les types de saisies et de rationalités qu’implique la forme fragmentée de certains de ses romans ainsi que les effets de sens qu’elle produit sur le lecteur.

Les postulats de la théorie des ensembles signifiants de J. Geninasca nous ont servi de cadre conceptuel pour notre étude. En considérant nos textes comme des syntagmes sériels qui sollicitaient par eux-mêmes l’application d’une saisie sémantique en plus d’une saisie molaire, nous avons pu préciser deux stratégies de lecture ou deux modes principaux d’instauration de la cohérence : une première par accumulation (en reconnaissant à ce terme un trait supplémentaire d’additionnement et pas seulement de collection comme c’est le cas chez J. Geninasca), et une deuxième par superposition. Ces deux opérations énonciatives s’appliquent respectivement sur l’axe syntagmatique et sur l’axe paradigmatique. Ce fonctionnement est valable pour presque tous les romans de notre corpus.

Il faut souligner que la nature même de nos textes (par leur construction et la mise en place de stratégies complexes à travers la fragmentation et le régime polyphonique ou dialogique qu’elle implique) nous a amenée à distinguer en eux une rationalité mythique. Cette rationalité, rappelons-le,intègre les structures signifiantes à l’intérieur de la structure des discours littéraires.Elle s’oppose à la rationalité pratique, qui, quant à elle, est de nature inférentielle. J. Geninasca explique que corrélable à deux modes de la signification, cette opposition correspond à deux types de rationalité ou à deux manières d’assurer l’intelligibilité du monde. Renvoyant aux rapports entre la sémiotique du monde naturel et la sémiotique du discours, cette distinction nous a permis de constater que la convocation fragmentaire de l’organisation discursive dans nos romans a pour conséquence non seulement de faire référence à, mais de signifier les figures du monde. Comme nous l’avons vu plus haut (cf. première partie) la rationalité pratique coïncide avec une conception référentielle et un usage, le plus souvent, utilitaire du langage. C’est ce type de rationalité qui est souhaitée par le réalisme socialiste car elle se définit par rapport à la seule saisie molaire dans laquelle les unités (ou grandeurs molaires) sont à articuler selon le vraisemblable, en fonction du savoir associatif. Vous avons vu justement que dans la doctrine du réalisme socialiste l’œuvre littéraire est instrumentalisée par l’idéologie et sa seule tâche est de représenter le réel.

Or, chez notre auteur, le récit ne se suffit pas à cette fonction représentative. Il fonctionne au contraire comme une structure dont la signification dépend des opérations interprétatives du lecteur. Nous sommes donc ici dans le cas d’une rationalité mythique qui implique les deux saisies, molaire et sémantique. Ayant les propriétés d’une structure signifiante, l’instauration de sa cohérence dépend de l’application des opérations énonciatives à partir des dispositifs figuratifs, narratifs et textuels.

La prise en compte de la forme fragmentée de nos textes détermine la forme de cohérence et de stratégie qu’il faut appliquer à l’objet textuel. Or, nous avons vu les difficultés qu’il y a à saisir la cohérence des « suites énumératives polyisotopes », pour reprendre cette expression de J. Geninasca, incompatibles avec le savoir associatif garant du vraisemblable. L’effet de « chaos » qui apparaît au lecteur aveugle à la saisie sémantique, suite par exemple à la présence dans le texte d’un collage, amène celui-ci à considérer la suite énumérative dont il fait partie comme intelligible mais non signifiante.

La fragmentation et les effets de sens qu’elle produit dans notre corpus nous a ainsi conduit à examiner la forme en apparence « chaotique » d’une suite textuelle et à nous interroger à la suite de J. Geninasca sur la question : « De quel ordre, de quelle forme – supportée par quelle attente – d’intelligibilité ou de sens le chaos est-il la négation ? » (1997 : 63). D’après cet auteur notamment, constater le statut « chaotique » d’un énoncé énumératif, « ce n’est pas […] résoudre le problème de son existence même : encore faut-il en dire la raison, expliciter, autrement dit, la visée qui a présidé à sa production » (Ibid., p.64).

C’est ce que nous avons essayé de faire à travers l’étude de notre corpus où nous avons tenté d’éclairer la question de leur fragmentation par l’application d’une saisie sémantique. La structure discursive qui régit les énoncés énumératifs des romans est un objet à construire, par et pour un sujet, avons-nous dit. Nous avons constaté que la mise en évidence des stratégies du texte dont un des procédés est de bloquer toute possibilité de production du sens propre à la rationalité pratique, conduit le lecteur à opter pour une saisie sémantique, grâce à laquelle il peut avoir accès à la signification du texte. Selon les dires de J. Geninasca, « il passe ainsi, le temps de sa lecture du moins, d’un croire régi par la conception positiviste et référentielle du langage à la vérité du discours esthétique » (Ibid., p.67).

Par ailleurs, nous avons constaté que la fragmentation participe et appelle également une autre saisie : rythmique. De fait, comme l’affirme J. Geninasca, tout syntagme sériel se prête en principe, du fait même de son organisation textuelle, à deux lectures simultanées, de nature différente. Cette saisie consiste à éprouver le texte à travers une suite d’« événements » thymiques dont il fournit la trace perceptible. Dans notre corpus, nous avons aperçu les effets provenant du découpage inhabituel du texte, notamment à travers la dimension sensible créée par la mise en italiques et le changement du mode d’énonciation. Cette saisie était principalement à l’œuvre dans Le Général de l’armée morte, Chronique de la ville de pierre et Les tambours de la pluie.

Or un deuxième volet, après celui des rationalités, est présent dans la théorie de J. Geninasca : celui du croire. Il concerne le mode d’inscription du sujet sur la dimension du vouloir. Car selon cet auteur, « le sujet d’un acte se caractérise doublement, par une compétence sémiotique, une rationalité, et par une compétence et une existence modales, ou croire. Ainsi, la « rationalité » et le « croire » conditionnent respectivement le pouvoir- et le vouloir-dire » (1997 : 94).

Cette modalité est importante à observer afin de saisir la stratégie persuasive des œuvres et des discours littéraires. D’après J. Geninasca, « dominée par une visée de conversion, la stratégie persuasive concerne la valeur des valeurs, ou plus généralement, des croires » (1997 : 97). Selon lui, « un acte de lecture commence par instaurer un texte, il s’accomplit au moment de la sanction, explicite ou implicite que le lecteur exerce non tant sur l’énoncé lui-même que sur le sujet, les valeurs ou le rapport du sujet à l’ordre des valeurs que celui-ci présuppose. Le parcours de conversion du lecteur – que celui-ci soit mis en scène ou non dans l’énoncé – consiste à passer d’une position énonciative propre au Discours qui fonde son être à soi et au monde, à celle du sujet de l’énonciation implicite que la lecture instaure. […] Toute poétique se définit par rapport à la distance qui sépare le, ou les discours dont relève, en principe, le lecteur défini par le contexte social et le Discours poétique dont il est supposé assumer la vérité, ou l’efficacité » (1997 : 98).

D’après J. Geninasca, sous le couvert d’énoncés figuratifs, narratifs ou descriptifs des plus divers, « il n’est jamais question d’autre chose que des conditions d’existence d’un sens du monde, des autres et de soi pour un sujet humain, de ce qui assure, en d’autres termes, l’avènement d’un vouloir- et d’un pouvoir-dire poétiques » (Ibid., p.99).

L’attitude de subversion figurative, narrative et énonciative adoptée vis-à-vis des injonctions du réalisme socialiste estmise au service d’une stratégie de la conversion chez Kadaré.Les différentes « techniques » qu’il déploie consistent à organiser et à opposer des croires, à constituer un tissu dialogique et polyphonique de voix qui s’opposent au monologisme de la doctrine officielle et qui constituent un espace dialogique de la véridiction. Les phénomènes de l’intertextualité que nous avons mis en évidence reflètent le statut dialogique du Discours poétique ainsi mis en scène où des voix multiples s’organisent. Nous avons également constaté que les mythes apparaissent comme des figures du croire et jouent un rôle d’ancrage dialogique pour le lecteur.

La visée du Discours littéraire consiste à faire passer le lecteur de la position de sujet du discours social et quotidien à celle de sujet poétique, selon J. Geninasca. Pour cette raison, il doit commencer par se poser en s’opposant, par désigner, en d’autres termes, sa spécificité. Il s’inscrit dans un espace de Discours, non tant en raison de l’éventuel engagement des auteurs que grâce au potentiel de désengagement qu’elle libère, au niveau le plus haut, par rapport à la quête d’un croire nouveau (1997 : 104). Nous reviendrons à la fin de notre travail sur le rôle que peut jouer la littérature, surtout dans les conditions d’un manque de liberté, quand la production des discours littéraires est annexée par l’idéologie. La quête d’un croire nouveau est dans ce cas primordiale et c’est ce rôle là que joue le Discours littéraire kadaréen par l’écriture et le contenu subversifs du Discours social qu’il met en place. C’est là qu’il faut voir la « valeur esthétique » de son œuvre, car la valeur esthétique ne peut se concevoir « en dehors du rapport spécifique que le Discours poétique entretient avec les autres Discours d’un espace dialogique » (1997 : 104).