Conclusion générale

Le discours romanesque apparaît souvent comme difficile à cerner. Combien de romans, en effet, ne nous invitent-ils pas à une réflexion sur leur propre élaboration à un moment ou à un autre de leur lecture. Le phénomène qui nous a intéressé dans le présent travail, celui de la fragmentation, peut être un facteur contribuant à une perception et à une réception difficiles du roman. C’est pour cette raison que nous avons voulu étudier les conditions de la saisie et de la production des discours fragmentés.

Comme nous l’avons déjà annoncé dans notre introduction, cette étude a pris comme point de départ le sujet de notre mémoire de DEA. Par un glissement de sens, nous sommes passée du « statut sémiotique du narrateur » à la problématique des « formes narratives » et plus particulièrement au cas du « morcellement narratif ».

Ce glissement nous a semblé possible dans une logique proprement narratologique étant donné que dans ce domaine le narrateur est considéré comme le maître de l’espace et du savoir par ses caractéristiques d’ubiquité et d’omniscience. Il peut également être le maître du temps par ses jeux temporels qui sont répercutés dans l’action. Le narrateur détient donc, grâce à une logique narrative, le choix de la chronologie et du déplacement dans l’espace, ce qui nous amène au phénomène du morcellement narratif.

Or, en adoptant une perspective sémiotique, dotée de ses propres lois et fonctionnements, nous avons constaté qu’il était nécessaire de déplacer le centre d’attention du narrateur vers l’énonciateur. En effet, c’est à l’instance d’énonciation que revient la décision de l’organisation discursive, textuelle et narrative d’un texte. Dans le cas des discours fragmentés tout particulièrement, on note une dispersion énonciative qui peut prendre différents aspects : la fragmentation peut d’abord être simplement textuelle et être marquée en l’occurrence d’un changement typographique (mise en italiques ou entre parenthèses) ; ensuite, elle peut être narrative et concerner le morcellement et la mise en intrigue de la diégèse ; elle peut également être discursive et procéder à un éclatement figuratif, temporel et spatial ; enfin, il peut aussi s’agir d’une dispersion de la narration par l’éclatement de l’instance narrative.

En pratique, ces différents niveaux de fragmentation sont difficiles à dissocier et fonctionnent généralement à l’unisson. C’est sans doute pour cette raison que nous avons décidé initialement, quelque peu arbitrairement, il faut l’avouer, de consacrer notre thèse au morcellement « narratif ». Or, cette dénomination recouvre, comme on peut le voir, au moins deux cas de figure, « narratif » pouvant désigner aussi bien la narrativité, le contenu, que la narration, le récit. Le choix de ce terme de notre part, devait refléter, inconsciemment, la dualité historique de l’étude du texte littéraire et le manque de clarté concernant la notion de narration/narrativité.

Cependant, comme nous avons pu le constater tout au long de ce travail, les choses sont plus complexes et l’étude du texte littéraire ne se suffit pas à l’analyse de ces deux dimensions. Grâce à la théorie des ensembles signifiants, nous avons pu observer notamment l’importance du découpage et de la disposition textuelle, le rôle de l’instance d’énonciation dans l’actualisation de l’objet textuel et l’émergence d’un discours, mais aussi les types de rationalités et de croires que le texte met en œuvre à travers sa stratégie énonciative de la fragmentation.

L’approche de la sémiotique discursive que nous avons adoptée pour aborder ce phénomène s’est donnée pour but de rendre compte de ce qui, dans les formes mêmes de la mise en discours, et dans les opérations qui leur sont sous-jacentes, concerne, entre autres, l’interaction entre les sujets du discours. Ainsi, avons-nous choisi de circonscrire la figure de l’énonciateur telle qu’elle apparaissait dans le texte, en relation avec l’autre instance qui la compose, celle de l’énonciataire. L’interaction narrative qui se profile entre ces deux instances dans le cas des discours fragmentés nous a amenée à reconnaître à chacune d’elles des rôles et des fonctions spécifiques qui participent à la stratégie textuelle d’adhésion à la lecture et aux manœuvres persuasives de la conversion du lecteur.

Par ailleurs, dans le cadre théorique que nous avons adopté, nous avons essayé d’établir un certain équilibre entre la sémiotique et la narratologie. Dans les cas de figures communes, et lorsque cela nous était possible, nous avons parcouru l’une et l’autre, en mettant en évidence les spécificités de chacune des deux disciplines. Notamment, en ce qui concerne des questions telles que le point de vue, la perspective, le narrateur, etc., auxquelles nous avons touché entre autres, nous avons constaté en effet que la sémiotique et la narratologie appliquent leurs propres démarches. Mais la prise en compte d’une double perspective était pour nous l’occasion de voir de quelle manière l’un ou l’autre de ces domaines adoptaient les notions et les sens spécifiques qu’ils y apportaient. Malgré les différences de conception et de visée des deux disciplines, l’utilisation et la mise à profit en sémiotique de catégories mises en place par la narratologie nous semblent utile.

Quant à notre corpus, il s’est également inscrit dans la continuité de notre mémoire de DEA. Partie initialement à la recherche du statut sémiotique du narrateur dans Chronique de la ville de pierre, cette première approche de l’œuvre de Kadaré nous a donné ensuite l’envie et la curiosité d’élargir notre travail à l’ensemble de son œuvre afin d’éclairer un tant soit peu, par une analyse structurée, l’univers formel kadaréen. Notre approche peut, probablement, sembler quelque peu étrange et injustifiée aux yeux de chercheurs qui consacrent leurs études au contenu de l’œuvre kadaréenne. Cependant, elle nous a parue originale et, au terme de ce parcours, pleinement justifiée. Il faut dire que Chronique de la ville de pierre présentait déjà un fort intérêt du point de vue des formes narratives, puisqu’elle contenait en germe une multitude de « techniques » que nous avons retrouvées dans d’autres romans. Dans notre rôle de lectrice, nous avons été intriguée et sensible (!) à toutes ces formes de fragmentation énonciative à l’œuvre dans les récits que nous avons sélectionné pour l’analyse. Lettres, notes, passages en italiques, fragments de chronique, journaux intimes, chapitres non intitulés etc., nous ont semblé comme des voies d’accès susceptibles de nous amener vers la signification.

Tout au long de ce travail, nous nous sommes efforcée de comprendre et de décrire comment la signification globale est réalisée par la forme textuelle fragmentée et quels effets de sens en dérivent pour le lecteur. En d’autres termes, il s’agissait de voir comment la disposition intra-textuelle, c’est-à-dire, l’organisation du matériau formel, devenait, en un certain sens dans les différents romans de notre corpus, la forme d’un contenu et l’organisation de l’univers de valeurs que ce dernier enferme.

Selon M. Bakhtine, toutes les articulations compositionnelles d’un roman – chapitres, paragraphes, lignes, mots, – et autres formes de découpage, rajoutons-nous, n’expriment la forme qu’en tant qu’articulations. Ce sont des éléments d’une activité qui englobe le contenu de l’œuvre de l’extérieur à travers une forme esthétique qui contribue à traduire de manière adéquate ce contenu.

Dans cette optique, nous avons considéré le texte comme manifestation d’un univers sémantique articulé, d’un contenu organisé par une forme qu’il s’agit de pouvoir décrire – la forme du contenu – à travers la relation qui existe entre forme de l’expression et forme du contenu. Définie comme « présupposition réciproque (ou solidarité), cette relation est constituante des signes et, de ce fait, créatrice de sens (ou, plus précisément, d’effets de sens) », selon le DRTL (1993 : 153).

L’étude de notre corpus nous a permis par ailleurs, de montrer que la poétique de Kadaré était en désaccord et en opposition totale avec la doctrine du réalisme socialiste. Un véritable écart significatif est en effet lisible entre les normes de la méthode du réalisme socialiste et la création de Kadaré.

A ce propos, il est intéressant d’observer la définition du « style » dans la perspective réaliste socialiste. Ce terme y désigne « une certaine communauté de moyens et de procédés artistiques, qui se distinguent par une stabilité relative et participent d’une unité idéologique et thématique ; cette communauté prend l’aspect d’une manière artistique particulière s’exprimant directement dans les œuvres d’art. Le style est toujours fonction de l’époque et de la méthode créatrice » (Ziss, 1977 : 297).

Nous pouvons noter ici le lien étroit ou plutôt la relation de dépendance qui s’établit d’un côté entre le style et sa participation à une unité idéologique et thématique, et de l’autre, entre le style et la méthode créatrice. A ce propos, C. Géry fait justement remarquer qu’avec le réalisme socialiste, « la notion de style […] change de nature : elle n’[est] plus le signe d’un auteur, mais celui d’un genre » (Géry, 2004). En effet, le réalisme socialiste apparaît comme un genre à part, « enclin au cliché, à l’observation pédante de normes et de canons définis, au conservatisme des formes », style qui « s’efforce de suivre fidèlement les modèles établis, étranger aux recherches de forme, à l’expérimentation, à l’originalité»88.

Basée sur l’application de principes injonctifs, l’esthétique marxiste exerce donc une influence précise sur l’art : elle dote la pratique artistique de critères idéologiques et esthétiques, en l’occurrence, socialistes. Encore plus, les fonctions cognitives, idéologiques et éducatives de l’art socialiste se réalisent à travers son action esthétique.

Nous avons vu que dans la pratique, ce postulat se traduit par des concepts tels que « clarté du contenu », « aisance et limpidité de la forme », « compréhension pour les masses » etc. En un mot, l’engagement idéologique se manifeste dans la création artistique, par la détermination et le choix de la thématique de l’œuvre, par le caractère des problèmes qui y sont soulevés et la façon dont l’artiste les résout.

D’après A. Ziss, ce qui est décisif, ce n’est pas le thème, mais son interprétation idéologique et esthétique, son incarnation dans l’œuvre. « Dans son approche idéologique et esthétique du thème, l’artiste est amené à prononcer son jugement sur les phénomènes de la vie qu’il représente. Cette apréciation revêt un caractère esthétique et émotionnel ; elle se traduit dans le fait que l’auteur dépeint tels ou tels phénomènes sous un jour esthétiquement attrayant ou repoussant, avec sympathie ou antipathie, compassion ou indignation. Sous une forme esthétique l’auteur émet un jugement qui représente un aspect du contenu de l’œuvre » (1977 : 132).

La dimension idéologique apparaît aussi dans l’élaboration de la composition, c'est-à-dire de sa structure, dans la corrélation et l’organisation de ses parties, leur subordination au tout. L’ensemble de ces éléments consiste en la recherche consciente de solutions et de procédés obéissant à une tâche idéologique et esthétique précise. Selon A. Ziss auquel nous faisons ici référence, « la faiblesse du sujet influe toujours sur la composition, et le manque de netteté de cette dernière nuit au sujet. La haute qualité de la forme artistique repose sur l’union harmonieuse d’une composition bien construite et d’un sujet élaboré avec soin » (Ibid., p.136).

Or nous avons constaté que chez Kadaré, cette dimension idéologique marxiste est complètement absente. Que ce soit par l’ellipse de certaines figures (l’absence du parti, par exemple), par l’atmosphère sombre qui se dégage de ses romans, par la construction et la structuration complexe des récits, l’univers kadaréen est loin du monologisme et de la clarté idéologique prônés par la méthode du réalisme socialiste. Il met en œuvre un vrai détournement de ses principes, ce qui aboutit à un contenu idéologique non-conforme à la ligne officielle. Comme le fait remarquer si justement F. Terpan (1992), « Kadaré ne critique ni le Parti, ni Staline, ni Enver Hoxha, on pourra même trouver chez lui l’idée de révolution continue et la formation de l’homme nouveau […], la lutte contre la bureaucratie galopante […]. Mais ces points de ressemblance résultent moins d’une compromission idéologique que d’un détournement de thématique, donnant à un même concept une finalité différente, voire opposée. Par là même, des idées apparemment communes sont chez l’écrivain l’occasion de viser aussi, parmi d’autres adversaires, le régime communiste albanais ».

Si les « lendemains qui chantent » n’apparaissent nulle part dans ses récits, en revanche le recours aux mythes et aux légendes albanaise devient une constante en termes de valeurs. Renfermant une dimension herméneutique, ils représentent des modèles d’interprétation que l’auteur ne voit pas dans le présent ou le futur d’un État totalitaire, mais bien dans le passé.

Sur le plan esthétique, le style Kadaré est bien reconnaissable et ne se fond pas dans l’anonymat du genre réaliste socialiste. Pour lui, le style ne peut être qu’individuel : « On ne peut pas décider du style », déclare Kadaré. « Chaque écrivain est doté d’une sorte d’appareil lui permettant de comprendre aussitôt quel doit être le style à adopter » (1991 : 66-67). La aussi on est loin de la conception réaliste socialiste dont l’objectif est d’enfermer la création dans le moule étroit d’une époque et d’une méthode !

En termes de traits littéraires, on rencontre chez notre auteur nombre de phénomènes tels que l’ambiguïté énonciative, l’écriture fragmentaire, la déconstruction des codes romanesques qui amènent à une subversion du récit réaliste socialiste. Par ailleurs, la progression linéaire est abandonnée au profit d’une organisation plus subtile, fondée sur des analogies et des variations de la présence énonciative dans le texte. L’unité et la cohérence cèdent ainsi la place à l’hétérogénéité et à la multiplicité du matériau romanesque.

La fragmentation et l’intertextualité apparaissent par exemple comme autant de moyens qui orchestrent et mettent en scène la symphonie des voix. Des formes de dialogisme et de polyphonie s’installent ainsi dans le discours, au niveau de l’énoncé, mais aussi au niveau de l’énonciation brisant le monologisme de la voix unique. Et c’est là que la fragmentation, avec ses deux modes de manifestation, de la discontinuité et du collage, acquiert de l’importance. Tout d’abord elle s’oppose à la forme lisse, plate et conservatrice du réalisme socialiste ; ensuite elle introduit de la complexité et brouille le message ; et enfin, elle a pour visée d’incorporer et de faire participer le lecteur au processus de la construction de la signification.

Or en règle générale, le roman à thèse exclut dans la mesure du possible la disjonction, car il a pour objectif d’endoctriner le lecteur. Proposant une lecture didactique et propagandiste, dans ce type de roman où fait partie le genre réaliste socialiste, les disjonctions doivent être rares et l’activité de coopération du lecteur, déclenchée par celle-ci, peu intense. Comme l’explique W. Iser, « l’état de faits que ce roman cherche à présenter préexiste dans une large mesure à cette présentation et ne doit donc presque plus être constituée en tant qu’objet imaginaire. […] L’essentiel se résume à transporter en toute confiance ces états de faits. Par conséquent, dans ce type de roman, la forme et le contenu doivent souvent être strictement séparés. Étant donné que le contenu se présente comme préexistant, la forme des stratégies doit être déterminée en fonction de celui-ci, tandis que les habitudes du public auquel s’adresse l’œuvre doivent pouvoir s’attacher de façon aussi continue que possible, c’est-à-dire sans surprise ni perturbations au contenu » (1985 : 329).

Toutefois, l’espace de jeu que ce roman réserve au lecteur se rapporte à la relation qui s’établit entre ce lecteur et le texte. « Les procédures d’incorporation du lecteur doivent veiller à ce que le lecteur occupe une position correcte de sorte à ce qu’il adopte, à l’égard de l’état de faits préexistant, l’attitude que l’auteur a prévue pour lui. Ni le roman à thèse ni les littératures qui lui sont apparentées ne peuvent renoncer à ce type de participation, car c’est grâce à lui que l’état de faits donné peut devenir sa réalité. Toutefois, l’espace de participation doit être contrôlé et dès lors minimalisé. La participation du lecteur est limitée à son rapport à un état de faits donné à l’avance » (1985 : 330). Pour cette raison, le point de vue mobile n’a pas souvent l’occasion de varier. La lecture nous place presque toujours dans la perspective du héros positif. Selon W. Iser, la propagande et la publicité exploitent toujours ce type de disjonction qui suppose une décision du lecteur devant l’alternative : accepter/rejeter les valeurs représentées par le héros. Ce n’est qu’à cette condition que le résultat espéré peut se présenter, comme le produit de la représentation du lecteur.

En conclusion, devant donc inévitablement limiter les discontinuités textuelles, le roman à thèse provoque l’ennui parce qu’il ne laisse au lecteur que l’espace de jeu minimum qui puisse lui donner l’illusion qu’il a donné son approbation aux faits tels qu’ils lui sont présentés par le texte.

Chez Kadaré, au contraire, nous avons constaté une multiplication des formes de fragmentation, au risque parfois d’une opacité de sens et d’un accès complexe à la signification. Dès lors qu’ils interrompent la cohérence du texte, les fragments participent du processus interactif entre le lecteur et le texte. Celui-ci vit alors une expérience nouvelle au contact d’un monde qu’il ne connaît pas et dans des conditions qui ne lui sont pas habituelles. De fait, si dans les textes du réalisme socialiste les conventions de lecture préexistent à l’écriture (et à la lecture) en tant réalisation d’un système préalable, chez Kadaré les conventions sont à trouver sur les chemins scabreux de son écriture. C’est en engageant une pratique de lecture que s’établit la participation du lecteur au texte fragmenté : le lecteur trouve dans les fragments un ensemble de conventions qui, même si elles lui sont offertes sur le mode de l’étrangeté, permettent le déploiement d’un rapport dialogique.

Dans ce sens, nous pouvons affirmer qu’il y a chez Kadaré une rupture et une transformation de la norme en ce qui concerne la relation avec le lecteur par l’instauration d’un nouveau code d’interaction. Nous pouvons émettre l’hypothèse que le dispositif du discontinu fonctionne pour le lecteur comme une instruction, comme une consigne de lecture, consistant à inciter le lecteur à lire la norme à l’envers. Si la norme du réalisme socialiste est le continu, l’esthétique du discontinu se construit contre cette norme. Le mot d’ordre est donc la subversion : subversion de la norme d’écriture qui aurait pour visée d’entraîner à son tour le lecteur dans une négation et une critique de la norme, mais aussi d’une certaine approche de l’identité. Par ce mouvement d’opposition, l’esthétique rejoint le politique : l’approche politique de l’esthétique consiste à liquider, par la transgression ou la subversion, une norme ancienne pour en inventer une nouvelle ; par ailleurs, elle donne au sujet la possibilité de transgresser sa propre identité. Il s’agit certes d’une sublimation esthétique qui consiste à inscrire une forme intelligible d’interaction, une nouvelle dialectique dans le processus de la lecture. En empruntant le terme à B. Lamizet, nous pouvons dire qu’il s’agit d’une esthétique « pleine », c’est-à-dire une esthétique qui instaure une complexité de la présence et des rôles des instances énonciatives pour que puisse se constituer une articulation entre la forme esthétique et un mode d’intelligibilité du sens. En un mot il s’agit d’instaurer une médiation esthétique de la signification.

Quant à la visée ontologique qui caractérise l’utilisation de la fragmentation dans l’œuvre de Kadaré, nous sommes de l’avis qu’elle incarne notamment cette attitude de négation, de rupture de l’ordre, « un refus du Tout, qu’on le nomme Un ou transcendance, totalité ou système. » A l’instar de M. Delaperrière, nous pensons que « c’est par rapport à ce Tout que le fragment prend une signification, s’investit d’une fonction et acquiert une valeur. Neutre et transparent en lui-même, il peut exprimer […] une revendication ostentatoire de liberté » (1999 : 97).

Sans extrapoler, il nous semble que chez Kadaré, l’utilisation de la fragmentation est l’expression d’un désaccord, mais aussi d’une quête incessante. Dans ce sens, elle « s’associe à la modernité dans ses revendications ultimes de destruction de l’ordre en vue d’établir un ordre nouveau » (Ibid.). Loin d’être insignifiante, elle est le lieu où s’esquisse et s’amorce une expérience de désorientation, de contestation de la rationalité. Cette modernité s’inscrit dans une logique où l’affirmation du nouveau est associée à la rupture d’avec la littérature du réalisme socialiste, avec tout son système de valeurs, ses mentalités et ses institutions. Par l’éclatement de l’instance d’énonciation, s’exprime le refus de tout système figé et immobile.

Cependant, la fragmentation n’est pas simplement la négation du système ou la dénonciation d’un sens préétabli, elle est aussi une exigence productrice de sens. Cette écriture devient en effet une force qui permet d’échapper à la forme imposée, une interrogation plus qu’une affirmation. Le fragment acquiert ainsi sa fonction subversive.

Sur un autre plan, la « mission » émancipatrice que l’on peut reconnaître à l’œuvre de Kadaré par la quête d’un croire nouveau, s’inscrit dans la lignée et dans la vision d’un certain rôle que doit jouer la littérature. En effet, telle que la décrit H.R. Jauss, « activité de communication, la littérature n’est pas un simple produit, mais aussi un facteur de production de la société. Elle véhicule des valeurs esthétiques, éthiques, sociales qui peuvent contribuer aussi bien à transformer la société qu’à la perpétuer telle qu’elle est » (Jauss, 1978, quatrième de couverture).

Pour notre auteur, il s’agit bien d’une visée transformatrice, qui contribue, à travers les stratégies textuelles, à changer les représentations et à modifier la perception du sujet récepteur. Par la place particulière que l’interaction énonciative désigne au lecteur, l’action que le texte provoque chez celui-ci se révèle être un moyen de saisie pour le troubler, le déranger et le convertir à un croire autre que celui du Discours social. Si le réalisme socialiste doit toucher le lecteur, son rôle doit se limiter à l’« éduquer » ; il ne s’agit surtout pas de le troubler ou de le convertir comme le fait Kadaré. Nous voyons dans ce rôle subversif tout l’écart significatif entre le Discours social et le Discours esthétique de Kadaré qui trouve ici sa pleine valeur.

I. Calvino explique que l’auteur doit présupposer un lecteur qui n’existe pas encore, ou doit viser un changement dans le lecteur tel qu’il est aujourd’hui. Ce qui ne se produit pas toujours : « à toutes les époques, dans toutes les sociétés, un certain canon esthétique, une certaine façon d’interpréter le monde, une certaine échelle de valeurs morales et sociales étant établis, la littérature peut se perpétuer simplement elle-même, avec des confirmations successives, et des mises à jour, et des approfondissements limités » (1984 : 69).

En ce qui nous concerne, c’est une autre possibilité de la littérature qui nous intéresse et c’est là que nous voyons l’essence et le plus grand mérite de l’œuvre kadaréenne : elle réside dans la capacité et le pouvoir à mettre en cause l’échelle des valeurs et le code des significations établies. Dans ce sens, l’effet qu’une œuvre importante - qu’elle soit scientifique ou littéraire, - peut avoir sur la lutte générale en cours consiste, selon I. Calvino à « porter cette dernière à un plus haut niveau de conscience, [à] multiplier les instruments de connaissance, de prévision, d’imagination, de concentration, etc. » (1984 : 73).

Cependant, il ne faut pas oublier que « ce n’est pas tant l’œuvre elle-même que l’usage qu’on peut en faire qui est politiquement révolutionnaire ; même l’œuvre qui se veut telle ne le devient qu’à l’usage, dans ses effets souvent tardifs ou indirects. L’élément décisif qui permet de juger une œuvre par rapport à la lutte est donc le niveau où elle se situe, le pas en avant qu’elle fait accomplir à la conscience » (Ibid.).

L’élément important qui s’esquisse dans cette conception du rôle de la littérature est intimement lié ici à l’acte de lecture lui-même qui devient décisif, et aussi et surtout au rôle du lecteur : c’est effectivement au lecteur « qu’il revient de faire en sorte que la littérature exerce sa force critique, et cela peut se produire indépendamment de l’intention de l’auteur » (Ibid., p.27-28).

« Ce n’est jamais un auteur qui fait un chef-d’œuvre, » écrit P. Valéry. « Le chef-d’œuvre est dû aux lecteurs, à la qualité du lecteur […] Lui seul peut faire chef-d’œuvre, exiger la particularité, le soin, les effets inépuisables, l’élégance, la durée, la reprise»89.

Nous tenons à conclure ce travail en soulignant l’importance du rapport qui s’établit entre le message littéraire et la société, ou, plus précisément, entre ce message et la possible création d’une société qui le reçoive, car telle est la relation qui compte pour l’écrivain, et non sa relation avec une autorité politique.

Comme le dit très bien I. Calvino, « la littérature est un des instruments de conscience de soi d’une société : non pas le seul, certes, mais un instrument essentiel qui, par ses origines, touche aux origines des divers types de connaissance, des divers codes, des diverses formes de pensée critique » (1984 : 80-81). Là où les écrivains ne sont pas libres, cela ne signifie pas qu’on persécute seulement la littérature, mais qu’on interdit aussi beaucoup d’autres genres de discours ou de pensée (et avant tout, de pensée politique). Dans ces conditions, « la fiction, la poésie, la critique littéraire acquièrent un poids politique spécifique dans la mesure où elles donnent une voix à tous ceux qui en sont privés » (Ibid.).

Il n’y a pas plus belle reconnaissance du rôle émancipateur de la littérature, pour Kadaré et ses lecteurs tout du moins, que de la croire capable et d’un rôle libérateur : « C’est la littérature qui m’a conduit vers la liberté, et non pas l’inverse, voilà qui n’a jamais fait le moindre doute à mes yeux. J’ai connu la littérature avant, bien avant de connaître la liberté ».

C’est sur cet hommage à la littérature et à la liberté que nous avons envie d’arrêter notre voyage en terre kadaréenne.

Notes
88.

A. Tertz, (1963 : 325), cité par C. Géry (2004).

89.

P. Valéry, (1968 : 1168) cité par D. Bertrand (1991 : 176).