Chapitre 3 Analyse du projet de monnaie unique de la CEDEAO à la lumière du débat théorique

Introduction du chapitre

Le débat qui a donné naissance au corpus communément appelé aujourd’hui "Théorie des zones monétaires optimales" a été initié par Mundell. Dans un article, intitulé "The theory of currency areas", publié en 1961, cet auteur s’est efforcé de démontrer l’équivalence entre la mobilité des facteurs de production et la mobilité des biens et services dans un système d’échange international reposant sur le libre échange. Il postule que lorsque deux pays produisent des biens différents, tout déplacement de la demande internationale en faveur de l’un des deux biens entraîne un déséquilibre des balances de paiements des deux pays avec apparition du chômage dans le pays produisant le bien « délaissé » et d’un excès de demande dans le pays produisant le bien « sur-demandé ». Pour Mundell, seul un déplacement de la main-d’œuvre ou un ajustement de taux de change pourrait résorber ce déséquilibre en situation de rigidité des prix et de salaires nominaux. La seconde solution étant inapplicable dans une union monétaire, l’efficience de celle-ci nécessite donc une mobilité substantielle de la main-d’œuvre.

A partir de l’article de Mundell, plusieurs contributions analytiques ont été apportées. Par exemple, McKinnon (1963) met en avant l’importance de l’ouverture commerciale comme facteur contributif de la fixité du change (ou de condition favorable à la constitution d’union monétaire) ; Kenen (1969) souligne le rôle de la diversification des économies et des exportations des pays candidats à l’unification monétaire ; Ingram (1969) avance l’intégration financière tandis que Jonhson (1970) propose l’intégration fiscale ;…Ces travaux d’inspiration néo-keynésienne (appelés aussi approches structurelles) et fondés sur un critère unique forment (avec l’article précurseur de Mundell) l’ossature de la théorie désignée, dans la littérature, sous les vocables de théorie "traditionnelle" ou "classique" des zones monétaires optimales.

Dans la décennie 70, la théorie des ZMO s’est enrichie de nouveaux critères. En effet, en proposant la convergence des taux d’inflation, comme indicateur d’optimalité d’une zone monétaire (donc une variable macroéconomique), Harberler (1970), Fleming (1971) et Magnifico (1974) rompent avec l’approche « structurelle », optent pour une approche « conjoncturelle » et ouvrent la voie à une analyse plus éclectique. A travers la théorie de "l’homogénéité des préférences nationales" qu’ils proposent, Cooper (1976), Kindleberger (1986) et Bourguinat (1999) élargissent davantage la batterie de critères.

C’est ensuite l’annonce, en 1988, du projet de création d’une union monétaire en Europe qui va relancer le débat sur les zones monétaires optimales. L’essentiel de la discussion porta implicitement sur l’asymétrie des chocs d’offre et de demande pouvant toucher les pays membres de l’Union. C’est ainsi que la vérification empirique de la nature des chocs en Europe fut la préoccupation principale dans la plupart des travaux académiques consacrés à ce projet. Bayoumi et Eichengreen (1993) sont les premiers à s’y employer. Estimant que la théorie des ZMO est d’une portée limitée, la Commission de Bruxelles, en sa qualité de « maître d’œuvre » de l’UEM, développa une approche reposant sur l’évaluation des coûts et avantages comme indicateur d’opportunité de mise sur pied d’une union monétaire.

Jusque là, le débat sur l’unification monétaire est focalisé sur les conditions à remplir en amont par les pays candidats, c’est-à-dire avant de lancer la monnaie unique. De façon inversée, Krugman (1993) et Franke et Rose (1998) se sont intéressés aux effets de retour que peut avoir une union monétaire sur les structures économiques des Etats membres. La théorie développée par les deux derniers est appelée "théorie endogène" des ZMO.

Enfin, la construction de l’UEM européenne a remis aussi au goût du jour le débat relatif au rôle des banques centrales. En effet, en tant que prêteurs de dernier ressort, les banques centrales peuvent accompagner les cycles économiques dans le sens de la correction en cas de surchauffe ou dans le sens de la relance en cas de récession. Pour leur permettre de jouer pleinement ce rôle, des arguments développés à la suite de l’article précurseur de Kyndland et Prescot (1977), Barro et Gordon (1983) militent en faveur de leur l’autonomie, à défaut de leur accorder une indépendance totale.

L’objectif de ce chapitre est de soumettre le projet d’unification monétaire ouest africain à l’épreuve des critères avancés par les diverses contributions. Il comprend trois sections. La première section analyse le caractère optimal ou non de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest projet ouest à la lumière des critères « classiques » de cette théorie. La deuxième section poursuit l’analyse (entamée dans la première section) en tenant compte des nouveaux critères développés dans le prolongement de la théorie traditionnelle des ZMO, à savoir le critère basé sur le caractère symétrique des chocs, la mise en place d’un mécanisme de solidarité budgétaire communautaire pour suppléer l’absence du fédéralisme budgétaire ou encore la théorie endogène des zones monétaires proposée récemment par Frankel et Rose. La troisième section s’intéresse aux arguments de la théorie d’homogénéité des préférences en matière d’orientations économique mais aussi sur deux autres critères ignorés dans la théorie traditionnelle des ZMO : la discipline et la crédibilité qui fondent le débat sur l’indépendance de la Banque centrale commune dans une union monétaire.