a. La mobilité de la main-d’oeuvre

La première possibilité pour résoudre les problèmes auxquels sont confrontées les deux régions de l’exemple illustratif est d’offrir à ceux qui ont perdu leur emploi dans la région touchée par le choc la possibilité de migrer vers la région en proie à la surchauffe. Ainsi, les besoins en main d’œuvre de cette dernière seront satisfaits. Quant à la première, elle sera débarrassée des chômeurs et des charges qu’ils occasionnent.

Les études empiriques tendent à reconnaître l’importance de ce critère dans les processus d’ajustement des déséquilibres entre pays formant une union monétaire. Selon Eichengreen (1990), « les ouvriers de l’industrie automobile du Michigan sans emploi se déplacent vers les gisements pétrolifères du Texas lorsque le prix de l’énergie est à la hausse. Lorsque le prix de l’énergie chute et que l’industrie du bâtiment en Nouvelle-Angleterre est en plein essor, les chômeurs texans se rendent dans le Massachussetts. C’est ainsi que se résorbent les poches de chômage aux Etats-Unis ».

Le principe de libre circulation des personnes et de leurs biens qu’on retrouve dans le traité d’union économique et monétaire européenne vise à créer les conditions de génération de ce critère. Il en est de même du traité portant création de la seconde zone monétaire de la l’Afrique de l’Ouest.

Les mouvements transfrontaliers de personnes sont très anciens en Afrique de l’Ouest et ont toujours été nombreux. A titre d’exemple, en 1905, 300000 travailleurs étrangers, ressortissants de la région vivaient au Ghana (Bocquier et Traoré, 1995). Désertiques et enclavés, les pays sahéliens de la région (Mali, le Niger et le Burkina Faso) sont souvent touchés par la sécheresse. Ce qui oblige épisodiquement les populations actives de ces pays à migrer vers la partie côtière soit à la recherche de pâturage (pour les éleveurs), soit à la recherche de terres cultivables (pour les agriculteurs). Enfin, le commerce (formel et parallèle) constitue une autre source d’alimentation du phénomène migratoire au sein de la région.

La colonisation fera apparaître un autre type de migration. En effet, la réalisation de plantations (de cacao, de café, d’hévéa,…), l’ouverture de mines et la construction d’infrastructures routières, ferroviaires et portuaires dans la partie côtière par les colons ont crée un énorme besoin de main-d’œuvre. Pour satisfaire ce besoin, les colons faisaient venir la main-d’œuvre oisive de la partie septentrionale. L’impôt de capitation institué par l’administration coloniale constitue un autre motif de déplacement des populations actives du Nord. En effet, pour s’en acquitter, les assujettis étaient obligés de partir au Sud pour chercher du travail rémunéré.

Après les indépendances, trois pôles d’immigration économique se sont formés :

  • le pôle Côte-d’Ivoire-Ghana : L’attrait pour ce pôle s’expliquait par le développement de plantations de café et de cacao. En 1975, par exemple, 25% de la population active de la Côte-d’Ivoire étaient des immigrés (Boughton, 1992). Le recensement de 1988 a révélé les pays d’origine de ces immigrés économiques : ils viennent principalement du Burkina-Faso, du Mali, du Liberia et de la Guinée. Ce qui classe le pays au rang de première destination des émigrés ouest-africains ;
  • le Sénégal : la migration vers le Sénégal s’explique par les cultures saisonnières d’arachides et le commerce. Le Sénégal attire principalement les guinéens, les mauritaniens, les maliens et les burkinabé, mais aussi des gambiens, des capverdiens et des guinéens de Bissau. Selon Zachariah et al (1988), le pourcentage d’immigrés au Sénégal représente 7% de la population totale. Une enquête effectuée pour le compte du réseau migration et urbanisation en Afrique de l’Ouest en 1993 avance qu’entre 1988 et 1994 par exemple, le Sénégal a enregistré 139000 entrées d’immigrants (Lalou, 1996) ;
  • le Nigeria : en raison de sa manne pétrolière, le Nigeria a constitué le troisième pôle d’attraction de la main-d’oeuvre. Cependant, par rapport à son poids économique, le phénomène reste marginal. En effet, Orubuloye (1988) estime le nombre d’étrangers entre 2 et 2,5 millions, soit environ 2% de la population totale. L’expulsion de 1,5 millions d’étrangers en 1983, l’insécurité et la barrière linguistique119 expliqueraient la faiblesse du nombre d’étrangers dans ce pays. Toutefois, selon l’enquête du réseau migrations et urbanisation en Afrique de l’Ouest citée plus haut, il y a d’importants mouvements migratoires entre le Niger et le Nigeria ; qu’entre 1988 et 1992, par exemple, 124000 migrations se sont produites du Niger vers le Nigeria et 86000 dans l’autre sens.

Par ailleurs, Lalou (1996) souligne que les migrations en Afrique de l’Ouest ne concernent quasiment que les habitants des zones rurales peu ou pas qualifiées. Par contre la mobilité de la main-d’œuvre qualifiée (cadres et techniciens) est peu importante. On ne l’a observée que dans les pays ayant connu des régimes politiques dictatoriaux. Avant la généralisation de la crise économique, la Côte-d’Ivoire, le Sénégal, le Zimbabwe et l’Afrique du Sud (après l’apartheid) étaient les destinations de cette catégorie de migrants.

Durant les années 80 et 90, les guerres civiles ont constitué de nouvelles causes de déplacement des personnes dans la région. Les conflits armés au Liberia, en Sierra Leone, en Guinée-Bissau et récemment en Côte-d’Ivoire ont provoqué d’importants flux de réfugiés chez leurs voisins immédiats (Guinée, Mali, Burkina Faso, …).

Enfin, depuis quelques années, les pôles d’immigration traditionnels cités ci-dessus ne sont quasiment plus attractifs à cause de la généralisation de la crise économique. Le Sénégal est devenu pays d’émigration vers l’Europe et de transit de candidats à l’émigration clandestine. La montée soudaine de sentiments xénophobes en Côte-d’Ivoire a entraîné non seulement un reflux des populations étrangères mais aussi a révélé les limites de l’article 3 du traité de la CEDEAO relatif à la libre circulation et du libre établissement des personnes. Il faut tout de même préciser qu’en Afrique de l’Ouest, la mobilité du facteur travail est plus liée à des facteurs de transhumance qu’à des conditions salariales, sauf entre les grandes villes (Semedo et al, 1999).

Tableau 3.1: Mobilité des personnes en Afrique de l’Ouest (1988-1992) et dans quelques espaces intégrés
Entre Taux (en %de la population totale du pays considéré)
Le Burkina Faso et les autres pays de l’échantillon du REMUAO
La Côte-d’Ivoire et les autres pays de l’échantillon du REMUAO
La Guinée et les autres pays de l’échantillon du REMUAO
Le Mali et les autres pays de l’échantillon du REMUAO
Le Niger et les autres pays de l’échantillon du REMUAO
Le Sénégal et les autres pays de l’échantillon du REMUAO

A titre de comparaison :
La France et les autres pays du SME
Entre régions belges
Entre provinces canadiennes
Entre Etats des Etats-Unis
0,13
0,16
0,09
0,13
0,14
0.10


0,41
1,59
1,50
2,80

Sources: Réseau migrations et urbanisation en Afrique de l’Ouest (Englander et al, 1992). REMUAO : réseau migration et urbanisation en Afrique de l’ouest.

Il apparaît donc qu’on ne peut attendre de la mobilité des facteurs de production, particulièrement de la main-d’œuvre, qu’elle joue dans l’espace CEDEAO le même rôle qu’aux Etats-Unis. On en déduit que l’espace CEDEAO ne remplit pas une des conditions d’optimalité d’une zone monétaire au sens de Mundell. Cependant, comme on peut le remarquer dans le tableau, la mobilité des personnes n’est importante nulle part120, cela confirme le scepticisme de Ishiyama (1975) quant à la pertinence pratique de ce critère. En effet, selon cet auteur, « il est douteux que l’on puisse compter sur les mouvements de la main-d’œuvre comme substitut à l’ajustement des paiements, quand on sait qu’il existe des réticences à se déplacer à l’intérieur d’un même pays121 ». Cela ne serait même pas très souhaitable, car outre la réduction de l’efficacité des politiques budgétaires et l’accroissement du risque de polarisation des activités économiques qu’elle comporte [Erkel-Rousse, 1997], des flux migratoires importants et spontanés affecteraient les structures économiques, sociales, sanitaires et sécuritaires des pays hôtes122. Et cet auteur conclut que, « les bâtisseurs de l’union monétaire européenne n’ont jamais souhaité que la migration internationale se traduise par d’importants mouvements de population d’un Etat membre vers d’autre pays ».

Notes
119.

Le Nigeria est anglophone et tous les pays qui l’entourent (points de départ des émigrants) sont francophones.

120.

On se réfère sur les Etats-Unis parce qu’ils réalisent le taux le plus élevé par rapport aux espaces monétaires. Sinon, même là-bas, ce mécanisme n’est pas le seul qui soit à l’œuvre.

121.

Cité par P. Narassiguin. Op., citée.

122.

Comme cela s’observe en ce moment dans les pays ouest africains accueillant des libériens, sierra léonais et guinéens de Bissau qui avaient fui la guerre dans leur pays.