1.1.3 Le degré de diversification de la structure de production

Kenen (1969) considère que l’importance de l’impact de la modification de la demande, chez Mundell, s’explique par le fait que la région touchée (dans son exemple) ne produit qu’un seul bien. Si elle en produisait plusieurs, le choc pourrait être absorbé par la substitution entre biens concurrents au lieu de recourir aux importations qui jouent alors le rôle de canal de transmission des effets du choc à l’autre région ainsi que par la mobilité intersectorielle de la main-d’œuvre. Autrement dit, dans une économie diversifiée, la modification de la demande d’un bien ne peut avoir qu’un impact marginal sur la capacité d’exportation et sur l’emploi d’une région. La diversification de l’économie atténuerait le besoin de mobilité internationale de la main-d’œuvre ou de flexibilité des salaires et des prix.

En substance, Kenen estime que des pays qui présentent des structures économiques diversifiées n’ont pas besoin de recourir aux variations de leurs taux de change pour absorber des chocs auxquels elles sont confrontées. Ils disposent d’un correcteur automatique et peuvent donc adopter une monnaie unique pour profiter des avantages y afférents. Par contre, des régions dont les économies sont peu ou pas diversifiées devraient garder leur indépendance monétaire afin de pouvoir utiliser l’outil de change comme instrument d’ajustement.

La pertinence de ce critère ne souffre d’aucune contestation dans la littérature relative au processus de constitution d’union monétaire. Il est largement repris par des auteurs tels que Masson et Taylor (1992), Bayoumi et Eichengreen (1992), Melitz (1995), pour ne citer que quelques auteurs. C’est donc à juste titre qu’on l’utilise, ici, pour vérifier l’état des structures de production des pays ouest africains au moment où ils annoncent leur intention de se constituer en union monétaire.

Dans la pratique, l’appréciation de la structure de production d’un pays peut se faire de deux façons : 1°) en évaluant l’importance des trois secteurs traditionnels de l’économie (agriculture, industrie et services) dans le PIB (ou en termes de population active employée) et 2°) en montrant la structure de ses exportations. En fusionnant les deux, nous obtenons la situation suivante pour l’Afrique de l’Ouest :

Tableau 3.3 : Structure de production des pays ouest africains (en % du PIB)
  Secteur primaire Secteur secondaire Dont industries manufacturière Services
Bénin 35,5 14,4 9,2 50,0
Burkina Faso 38,2 20,7 14,7 41,1
Côte-d’Ivoire 24,3 21,6 18,8 54,1
Gambie 39,6 14,2 5,3 46,2
Ghana 35,9 25,2 9,2 38,9
Guinée 24,4 37,7 4,4 37,9
Mali 37,8 26,4 3,6 35,9
Niger 40,4 16,9 6,5 42,7
Nigeria 28,6 42,7 4,2 28,7
Sénégal 17,9 26,9 17,6 55,2
Togo 39,4 21,1 9,7 39,4

Source : CNUCED, manuel de statistique du commerce international et du développement (2003)

Les statistiques montrent une forte dépendance des économies vis-à-vis du secteur primaire suivie du secteur tertiaire. Le secteur manufacturier arrive en dernière position en termes d’emplois et de contribution aux exportations. Ceci peut-être la conséquence de l’échec des politiques d’industrialisation par substitution aux importations initiées partout au début des indépendances ainsi qu’aux faibles résultats des réformes envisagées dans les années 80-90 (restructuration, privatisation,…). Actuellement, l’essentiel du tissu industriel des pays de la région repose sur des industries minières dont la production est destinée aux marchés des pays développés. Or, l’industrie est le principal vecteur d’intégration économique dans la mesure où elle est l’unique secteur qui permet des échanges inter et intra branches et une mobilité intersectorielle des facteurs de production (nécessaire à la correction des déséquilibres sectoriels) au sein d’un espace économique intégré. Le niveau atteint par les pays européens en matière d’échanges intra branches (entre 57 et 83%) est le facteur qui a permis à la Commission européenne de considérer que le risque de déplacement de la demande d’un bien vers un autre était peu probable dans l’espace européen. De Grauwe (1999) remarque que l’Allemagne et la France se vendent et s’achètent mutuellement des voitures ; des produits agricoles français se retrouvent dans les étals espagnols et vice versa. Cette similitude des structures de production est de nature à réduire l’occurrence des chocs asymétriques et surtout permet de mieux en absorber l’impact.

Bref, à la lumière des statistiques ci-dessus, on peut conclure que les structures de production des pays ouest africains ne sont ni suffisamment diversifiées (prédominance du secteur primaire), ni similaires (diversité des ressources minières et agricoles). Ainsi, ces pays ne sont pas des bons candidats à l’unification monétaire au sens de Kenen. Cependant, si l’absence de diversification de la production est regrettée, l’absence de similarité des structures de production est bien perçue par le Secrétariat exécutif de la CEDEAO. En effet, du moment où les échanges de ces pays se réalisent principalement avec des pays tiers, une similarité de leur structure de production les mettrait dans une concurrence préjudiciable127, d’une part et d’autre part, les exposerait au risque d’assèchement des réserves de change128 en cas de chocs défavorables touchant les partenaires commerciaux principaux (l’Union européenne et les Etats-Unis). C’est pourquoi Asanté129 (2001) préfère voir la différence entre les économies ouest africaines comme un avantage plutôt que comme un obstacle. Selon lui, « les différences signifient que ces économies seraient moins susceptibles de subir simultanément des chocs extérieurs défavorables. Par exemple, les facteurs qui influent sur les prix pétroliers sont tout à fait différents de ceux qui influent sur les cours du cacao ou de l’or. Ceci étant, si, par exemple, le Ghana, gros exportateur de cacao, est touché par une détérioration du cours de ce produit, le Nigeria, en tant que gros exportateur du pétrole, sera en mesure de lui venir en aide ».

Notes
127.

La mise en concurrence des producteurs des pays du Sud ne profite en général qu’aux firmes acheteuses du Nord.

128.

Le choc étant le même pour tous, les réserves communes risquent de ne pas suffire. Ce qui pourrait entraîner l’implosion de l’Union monétaire. Ce phénomène ne se fait pas sentir dans le cas de la zone franc puisque les membres bénéficient d’un accès illimité aux réserves communes et non à concurrence de leurs apports respectifs.

129.

R.D. Asanté est Chef de la Division de la monnaie et des paiements du Secrétariat de la CEDEAO.