1.2.2 Le fédéralisme budgétaire et les structures apparentées

Comme on l’a vu, les critiques adressées aux critères traditionnels des zones monétaires optimales ne portent pas sur leur fondement théorique, mais sur leur capacité à résorber entièrement les chocs asymétriques pouvant affecter les membres d’une union monétaire. C’est pour compléter l’action de ces facteurs automatiques d’ajustement – notamment, la flexibilité des marchés du travail–, que les Etats fédéraux mettent en place un système de transferts interrégionaux automatiques via le budget fédéral. Plusieurs auteurs ont souligné l’importance de ces transferts dans l’ajustement en union monétaire. Eichengreen (1990), par exemple, attribue l’ajustement du Michigan134 au second choc pétrolier à l’effet combiné des transferts budgétaires fédéraux et de la mobilité de la main-d’œuvre. L’auteur résume le mécanisme des transferts budgétaires aux Etats-Unis comme suit : lorsqu’un Etat connaît une perte de revenu de 1 dollar, suite à un choc spécifique, ses impôts fédéraux sont diminués de 30 centimes et les transferts fédéraux dont il bénéficie (sous forme d’allocations chômage) sont augmentés de 10 centimes. Au final, l’Etat ne supporte que 60% du choc. De même plusieurs institutions financières texanes ont évité la banqueroute, lors de la crise des savings and loansassociation, grâce à la garantie fédérale (Erkel-Rousse, 1997).

L’inconvénient de ne pas avoir un tel mécanisme dans une union monétaire est illustré par De Grauwe (1991). Comparant les modes d’ajustement de la Belgique et du Michigan face au second choc pétrolier, l’auteur constate plus de lenteur et de coûts dans le mode belge. Ne disposant pas de mécanisme de transferts intracommunautaires et la mobilité de la main-d’œuvre étant faible, la Belgique a dû creuser son déficit budgétaire et recourir aux emprunts sur les marchés de capitaux étrangers pour amortir le choc alors qu’au Michigan, le système budgétaire fédéral a suffit. Dans le mode d’ajustement belge, les coûts d’absorption des chocs sont supportés par une "solidarité intergénérationnelle" ; dans le système budgétaire fédéral américain, le coût de stabilisation d’un choc asymétrique touchant un Etat est supporté par une "solidarité interrégionale".

La mise en place d’un mécanisme de transferts de type fédéral avait été suggérée en Europe. Le rapport Mc Dougall (1977) avait recommandé de porter à 5%, voire même à 7% du PIB communautaire, le budget fédéral avant de se lancer dans la marche vers l’UEM [Beine, 1998]. Au regard du budget communautaire135, on peut dire que la Commission s’est plutôt rangée du côté de ceux qui ont estimé que cela n’était ni nécessaire, ni souhaitable compte tenu de la liberté dont disposent les pays européens en matière d’emprunt par rapport aux Etats d’une fédération politique. On avait suggéré aussi l’extension du rôle des programmes régionaux existants pour couvrir les aléas, mais comme le note Eichengreen (1990) : « ces derniers ont été conçus pour faire face aux problèmes de développement rencontrés dans certaines régions de la Communauté et permettent d’opérer des transferts permanents de ressources, en faveur des régions à faible revenu, afin d’accélérer leur développement économique. Ce rôle ne se confond pas avec la nécessité de procéder à des transferts temporaires de ressources budgétaires, pour assurer la protection contre les perturbations de caractère cyclique ». Finalement, c’est un Fonds de Compensation qui est mis en place. C’est également une telle structure qui est en place dans les deux sous-espaces monétaires de la CEDEAO. En effet, la composante "solidarité" dans le "Pacte de Convergence, de Stabilité, de Croissance et de Solidarité" mis en place dans l’UEMOA en 1999 renvoie à ce mécanisme. De même, le "Fonds de Stabilisation et de Coopération" prévu dans la ZMAO entre dans le même cadre. Ce qui laisse supposer que le même dispositif a de fortes chances d’être reproduit lorsque les deux zones auront fusionné. Cependant, si on considère la modicité du capital du Fonds de Solidarité et de Compensation de la future seconde zone monétaire ouest africaine (100 millions de dollars) et les difficultés que les Etats éprouvent à l’acquitter, on ne peut pas ne pas se demander ce que va être le budget du Fonds que la CEDEAO mettra en place et comment celle-ci assurera son financement.

Par ailleurs, ce système d’assurance n’est pas sans inconvénients. En favorisant des transferts parfois massifs, il peut décourager les chômeurs des régions dépressives à migrer vers les régions où ils peuvent trouver du travail. De même, il est supposé induire un « risque moral », c’est-à-dire que conscients qu’une partie des coûts du chômage est supportée par les partenaires de l’union, les syndicats d’un pays touché par un choc spécifique peuvent ne pas modérer leurs revendications salariales ; et il n’est pas non plus exclu qu’ils obtiennent le ralliement tacite de leur Etat. Enfin, ce mécanisme peut également entraîner des tensions entre « pays (ou régions) prospères » et « pays (ou régions) pauvres » dans les unions où le sentiment communautaire n’est pas assez développé : le sentiment de servir de "vaches à lait" peut induire des tentations sécessionnistes de la part des pays les plus riches. Ce risque ne doit pas être sous-estimé en Afrique de l’Ouest où il a été observé, notamment au Sénégal136 et au Nigeria137 ; il s’observe encore entre la Côte-d’Ivoire et ses voisins immédiats138.

Notes
134.

Spécialisé dans l’industrie d’automobiles, le Michigan a été durement frappé par le second choc pétrolier. En effet, à cause notamment de la montée du prix du carburant, les consommateurs se sont tournés vers les marques japonaises moins consommatrices de carburant.

135.

Il représentait tout ce temps 1% du PIB communautaire et vient d’être porté à 1,045% du PIB des membres pour la période 2006-2013.

136.

L’indépendantisme de la Casamance reposait sur le sentiment qu’elle ne bénéficiait pas suffisamment de projets de développement de la part de l’Etat alors qu’elle sert de grenier au reste du Sénégal (en étant la région qui présente les meilleures conditions agricoles).

137.

L’exécution de dix personnes (dont le célèbre écrivain, Kensaro Wiwa) à la tête d’un mouvement de contestation contre le manque de retombées positives pour la région de Kaduna de l’exploitation de son pétrole rappelle l’existence du problème. La rébellion armée qui sévit dans la région du Delta du Niger entre dans le même cadre.

138.

Les autochtones de ce pays s’estiment envahis par des voisins qui fuient l’aridité