a. Le cercle vicieux de Krugman

Dans "Lessons of Massachussets for EMU (1993), Krugman reprend, à l’intention de l’UEM européenne, l’idée de "polarisation des activités économiques" qu’il avait développée dans "Geography and Trade"(1991). Il fait remarquer que l’instauration d’un marché unique – qui accompagne l’adoption d’une monnaie unique – dans un espace géographique est susceptible d’accentuer le phénomène de spécialisation. En effet, la suppression des frontières nationales et la liberté d’établissement à l’endroit désiré accordée aux entreprises peuvent conduire celles-ci à vouloir : soit se rapprocher des grands marchés de consommation ou s’installer dans les régions présentant un fort potentiel d’économies d’échelle (disponibilité d’une main-d’œuvre bon marché, d’un cadre législatif et fiscal favorable, …). Quelle que soit la stratégie choisie, elle engendrera une polarisation des activités économiques. Bref, selon cette théorie, une union monétaire est, en soi, un générateur potentiel de conditions d’émergence de chocs asymétriques. Outre les cas du Michigan et du Texas cités ci-dessus, Krugman évoque l’exemple du Massachutts qui, à cause de sa forte spécialisation dans l’informatique, l’équipement militaire et les services financiers a été très éprouvé par la baisse de la demande dans ces secteurs 140 .

En Afrique de l’Ouest, les dotations en ressources naturelles, la taille des marchés domestiques, le niveau de développement et le degré de stabilité politique des Etats sont sans doute les facteurs objectifs qu’un investisseur étranger prendra en considération dans le choix de son lieu d’établissement en cas d’instauration d’une union économique et monétaire. Vu les disparités qui caractérisent les Etats par rapport aux facteurs énumérés, le risque de polarisation des activités économiques est important. Quatre pôles se profilent : le Nigeria (à cause de la taille de son marché et l’importance de ses ressources pétrolières), le Ghana (à cause de ses ressources naturelles et de sa stabilité politique), la Côte-d’Ivoire (à cause de ses ressources naturelles et de son niveau de développement 141 ) et le Sénégal (à cause de sa stabilité politique et de l’effort de qualification de la main-d’œuvre entrepris).

Tableau 3.9 : indice de spécialisation (régionale) en Afrique de l’Ouest (année de référence : 2002)
Pays Xb(t) Mb(t) Xb(t)-Mb(t) Xb(t)+Mb(t) Ib(t)*
Bénin 10,4 23,4 -13 33,8 -0,4
Burkina Faso 20 23,9 -3,9 43,9 -0,1
Côte d’Ivoire 21,1 15,9 5,2 37 0,1
Guinée 0,8 9,0 -8,2 9,8 -0,8
Niger 32,5 30,6 1,9 63,1 0,0
Sénégal 21,5 10,4 11,1 31,9 0,3
Togo 19,2 17,9 1,3 37,1 0,0

Source : calcul de l’auteur ; *Ib(t)=[Xb(t)-Mb(t)]/[Xb(t)+Mb(t)] avec {Xb(t)=exportations du pays b à destination de la région à la période t ; Mb(t)=importations du pays b en provenance de la région. Ib(t) varie de

-1 à 0, quand le solde des échanges régionaux est négatif pour b, et de 0 à 1, dans le cas contraire}.

L’indice de spécialisation (au sens de Balassa) indique si les échanges régionaux sont favorables ou non à la balance commerciale du pays considéré. En d’autres termes, il permet une hiérarchisation des gagnants et des perdants dans un accord commercial. Les valeurs prises par l’indice, dans ce tableau, indiquent plus de perdants que de gagnants. Dans la situation considérée, la Guinée sera la grande perdante et le Sénégal est le seul gagnant. Le résultat de la Guinée n’est pas étonnant dans la mesure où elle se retrouve (dans ce tableau) entre des pays liés par divers accords de coopération (monétaire, douanière,…).

Notes
140.

Arrêt de la course à l’armement, vulgarisation de l’informatique, …du début de la décennie 90.

141.

Sous condition, bien sûr, que la situation politique se stabilise.