1.3 L’instabilité politique

Pionnière en matière de coups d’état militaires en Afrique, l’Afrique de l’Ouest détient également le triste record de ce mode anti-démocratique de prise de pouvoir. Plus de 70% des coups d’état militaires y ont eu lieu (Le Groupe Banque mondiale, 2005). Certes, les juntes militaires réitèrent toujours l’engagement de leur pays à l’intégration régionale, mais occupées à asseoir leur pouvoir, elles relèguent très souvent les obligations y afférentes au second plan. De même la discontinuité de l’Etat qui résulte de la dissolution249 des institutions républicaines à chaque coup d’état empêche le respect des engagements régionaux. Enfin, la politique qu’elles prônent–"le développement national"– se situe dans la même logique que la construction de l’Etat-nation de leurs prédécesseurs.

Au nom de ce "développement national", ces nouveaux régimes, soutenus par l’armée dont ils sont issus et dont ils restructurent250 de façon à ce qu’elle soit acquise à leur cause, gèrent les ressources nationales et l’aide internationale hors de tout contrôle démocratique. Source d’enrichissement pour ceux qui le détiennent et cause de la misère de ceux qui ne l’ont pas, le pouvoir politique devient objet de convoitise au sein de l’armée et de frustration au sein des populations civiles. D’où la répétition des coups d’état et l’apparition de rébellions armées s’adossant à des ethnies marginalisées. Depuis 1988, neuf des quinze Etats que compte la région ont connu des conflits armés. De par leurs effets destructeurs, ces conflits anéantissent l’Etat et l’économie. Pendant plusieurs années la Guinée-Bissau, le Libéria et la Sierra Leone sont restés sans pouvoir central. Actuellement l’autorité de l’Etat ne couvre que la moitié de la Côte-d’Ivoire. Comme on peut l’imaginer, non seulement les pays en conflit suspendent leur participation à l’édification régionale, mais par ricochet, paralysent tout le processus par leur absence. En effet, le quorum251 n’étant pas atteint lors de sessions de la CEDEAO, certaines décisions communautaires ne peuvent pas être adoptées.

L’introduction de la démocratie à la fin des années 80 sous la pression des partenaires au développement et des populations locales reposait sur l’espoir que cela allait permettre la légitimation des pouvoirs exécutifs, la continuité des engagements malgré l’alternance politique, la constitution de contre-pouvoir (avec l’émergence d’une société civile et d’une opposition politique,…), le respect de la Constitution, etc. Mais les clivages sociaux étaient tels que la restauration du multipartisme a donné lieu à des partis politiques claniques, ethniques ou régionalistes, dans beaucoup de pays. Si bien que toute élection présente un risque d’affrontements inter ethniques. Or dans le modèle occidental de démocratie –qui est reproduit– les élections sont si nombreuses et fréquentes que ce risque a tendance à acquérir un caractère quasi permanent. Par ailleurs, le fréquent boycott des élections et des débats parlementaires –en contestation des fraudes électorales–, par l’opposition politique, contribue au maintien d’un climat politique tendu. Il en est de même du comportement du parti gagnant qui, dans son désir de se maintenir au pouvoir profite de sa majorité au parlement pour amender la Constitution252. En fonction de l’ampleur de ces dérives démocratiques, les rédacteurs du rapport CEDEAO-UE classent les pays de la région en trois groupes : 1°) ceux qui arrivent néanmoins à établir une démocratie stable, 2°) ceux qui connaissent une démocratie très fragile et 3°) ceux qui, à cause de crise politique, économique et sociale, n’arrivent pas à en jeter les bases. Le rapport montre également que le passé politique des pays influencerait cette classification. Le premier groupe compterait dans ses rangs des pays ayant eu un passé politique relativement stable. C’est le cas du Sénégal, du Cap-Vert et – à moindre degré – du Mali, du Bénin et du Ghana. Le deuxième groupe serait constitué par des pays qui viennent de sortir d’une crise politique ou qui ont connu une période de dictature. Ils restent encore exposés aux troubles et conflits électoraux, aux affrontements religieux ou ethniques. On peut penser au Nigeria, au Liberia, à la Sierra Leone, à la Guinée et à la Guinée-Bissau. Tandis que ceux du troisième groupe comprendraient des pays qui s’enlisent dans les crises politiques et/ou sociales : la Côte-d’Ivoire et le Togo.

L’instabilité politique et son corollaire, la discontinuité de l’Etat, ne font pas que retarder l’avènement de la monnaie unique régionale. Elles posent aussi la question de la crédibilité d’une telle monnaie tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’espace régional.

Notes
249.

Première mesure dans tout coup d’Etat militaire.

250.

Recrutement massif dans l’armée de jeunes de la même ethnie que le Président de la république ou, à la limite, originaires de sa région ; élévation aux grades d’officiers supérieurs les militaires qui lui sont fidèles.

251.

Les décisions de la Conférence (l’autorité suprême de l’Organisation) sont prises, selon les matières, à l’unanimité, par consensus, à la majorité des deux tiers des Etats membres (article 9 ; alinéa 2 du traité de la CEDEAO).

252.

Rédigée au moment où on cherchait justement à en finir avec la monopolisation du pouvoir politique par le "parti- état", toutes les Constitutions de la région avaient limité le nombre et la durée des mandats présidentiels. Mais depuis quelque temps, on assiste à l’abrogation de ces restrictions (Guinée, Burkina Faso, tentative avortée au Nigeria).