1.4. Absence de bases psychologiques de crédibilité pour la future monnaie

Sur le plan psychologique, la crédibilité d’une monnaie repose sur deux sentiments : la croyance et la confiance.

1.4.1. Confiance, monnaie, souveraineté : des notions imbriquées

La confiance que les agents économiques portent dans la monnaie repose sur des représentations qui vont bien au-delà des aspects économiques. La plus élémentaire de ces représentations étant la certitude qu’ils ont de son acceptation par tous les membres de la communauté nationale, c’est-à-dire la reconnaissance unanime de ses fonctions traditionnelles (moyen de paiement, réserve de valeur, étalon de mesure). Cependant, il suffit de porter un regard sur la genèse de la monnaie pour se rendre compte que ses fonctions n’ont pas été imposées à l’origine par une puissance publique253, mais sont le résultat d’un consensus collectif qui s’est mis en place tout naturellement. L’approfondissement de l’analyse permet de remarquer que la confiance portée dans la monnaie exprime l’appartenance à un système de règles communautaires. Un individu accepte (donc croit à) une monnaie que lui donne un autre individu dans une transaction commerciale parce qu’il estime a priori que les autres membres de la communauté l’accepteront quand il la leur donnera, à son tour, en paiement d’une éventuelle dette envers eux ou en règlement d’une opération d’achat.

L’implication de la puissance publique dans ce système de rapports privés se justifie par la nécessité de prévenir le risque d’abus de confiance vu qu’aucun individu ou institution ne peut prétendre à la paternité de ce « bien particulier » qu’est la monnaie et donc d’en assurer la gestion. Compte tenu de la confiance que les citoyens lui portent pour son impartialité et sa conduite désintéressée, l’Etat est le seul à pouvoir assurer ce rôle254. Ainsi une partie de la confiance que les agents portent dans la monnaie provient de la croyance qu’ils vouent à l’institution émettrice, en l’occurrence l’Etat (car même en déléguant le privilège de battre monnaie à une institution indépendante, l’Etat reste toujours présent dans les mentalités comme le garant de la monnaie).

Nous pouvons illustrer ce problème de confiance dans la monnaie en évoquant le cas du franc CFA et le cas du franc de la République démocratique du Congo. En effet, malgré les guerres au Congo-Brazzaville, au Tchad, en Centrafrique, en Côte-d’Ivoire, en Guinée-Bissau, pour ne citer que les crises les plus graves, les populations n’ont jamais douté de la valeur du franc CFA. Et pourtant ces populations (à l’exception de ceux qui ont fait des études) ne comprennent pas les mécanismes « savants » de la zone ; la confiance qu’ils portent au franc CFA ne repose que sur une idée (la seule saisissable pour leur esprit) : la garantie française. En réalité l’explication réside dans l’incapacité des Etats concernés à financer l’effort de guerre par une création monétaire. Alors que la République démocratique du Congo peut le faire puisqu’elle dispose d’une souveraineté monétaire. Elle l’a fait d’ailleurs comme le montre le niveau de l’inflation au plus fort de la guerre : 2202,29%, en 1991 ; 4078,47% en 1992 et 1662%255 en 1993.

La nécessité de prendre en considération ces aspects non économiques de la monnaie s’explique par le fait qu’ils sont générés par un processus mental qui est susceptible d’intégrer des éléments parfois subjectifs. Ce qui soulève la question de la perception : un exercice non influençable par une force coercitive et qui conduit librement à l’acceptation ou au rejet de la monnaie. On peut trouver chez J.M. Servet (1998) des exemples concrets illustrant l’impuissance de l’autorité publique à détourner les populations ouest-africaines des objets pour lesquels ils ont une meilleure représentation par rapport à un billet256 de banque. En effet, cet auteur rapporte que malgré l’interdiction – par les puissances coloniales – des monnaies traditionnelles, la destruction publique des stocks existants et les sévères sanctions encourues par les récalcitrants, les populations d’Afrique257 et d’Amérique latine ont continué à les utiliser dans leurs relations privées. Le poids des symboles dans la perception de la monnaie est également remarqué par cet auteur, qui raconte qu’« après la mort de la reine Victoria, les pièces anglaises qui portaient son effigie étaient refusées dans les transactions au Nigeria ». Le même comportement a été observé au Congo vis-à-vis des pièces de francs belges portant effigie de Léopold II et des pièces portant effigie d’Albert 1er après leur disparition respectivement en 1909 et en 1934.

Bref, c’est pour toutes ces raisons que le troc est encore pratiqué dans les transactions courantes en milieu rural. L’or, le bétail, le textile et certains produits alimentaires sont encore utilisés pour s’acquitter de certaines obligations sociales et rituelles (dot, amandes pour atteinte au code de bonne conduite, offrandes,…) et pour épargner. Certes, l’utilisation de la monnaie nationale dans les transactions est quasi-totale en milieux urbains, mais l’instabilité des monnaies des pays hors zone franc CFA conduit les populations à épargner en devises étrangères ou en or. Avec le développement des marchés parallèles de change, d’importantes quantités de devises étrangères circulent dans la région. C’est dire qu’au cas où la future monnaie unique régionale n’obtiendrait pas la confiance des populations, elle risque de connaître le même sort que le franc congolais évoqué plus haut. Autrement dit, on n’assistera qu’à un simple changement de signe monétaire et non à une révolution monétaire véritable. Est-ce que la CEDEAO saura provoquer un choc de confiance suffisant pour que la monnaie unique qu’elle cherche à créer puisse être acceptée par la communauté ? Mais encore faut-il que celle-ci soit effective.

Notes
253.

Même si l’obligation de payer l’impôt dans la monnaie contrôlée par l’Etat peut être considérée comme une contrainte, remarquons que celle-ci n’est venue qu’ultérieurement.

254.

Même pour si des raisons qu’on a vues au chapitre 3, des théories plaident pour le transfert de ce privilège à une institution indépendante.

255.

Données tirées des statistiques financières internationales-FMI.

256.

Fait dans une matière (du papier) qui ne symbolise pas la garantie. En effet, les usages éphémères qui sont faits du papier en général ne favorisent pas une bonne perception du billet de banque. Qu’est-ce qu’on peut faire d’un billet de banque altéré lorsqu’on vit en milieu rural (donc pas de banque pour le reprendre) ? A titre d’illustration, les 7 banques que compte la Guinée ne disposent que de 25 agences concentrées principalement dans la capitale et dans quelques grandes villes alors que 60% de la population vit en milieu rural (Doumbouya, 2005). Aussi ces populations se représentent-ils mieux un bien (en termes de temps de travail et en termes de composition) qu’un billet de banque dont ils ne cernent ni les mécanismes de production ni les règles de gestion. Rappelons d’ailleurs que l’introduction de la monnaie papier s’est faite avec difficultés partout, notamment en France et en Angleterre.

257.

En l’occurrence les populations ouest-africaines (puisque sa recherche porte sur l’histoire monétaire en Afrique occidentale et équatoriale aux XIXe et XXe siècles).