1.4.2 L’espace CEDEAO : une communauté non encore effective

L’acceptation de la monnaie traduisant et consolidant le sentiment d’appartenance à une communauté donné, la question qui se poser est de savoir si l’espace CEDEAO présente les caractéristiques d’une "Communauté".

Dans le contexte actuel, considérer l’Afrique de l’Ouest comme une "Communauté" relève d’une erreur de jugement. Quel que soit le sens de ce concept, l’espace CEDEAO ne peut s’y conformer. Si on considère l’aspect économique du concept, c’est-à-dire un groupe de pays unis par des liens économiques, l’Afrique de l’Ouest ne remplit pas suffisamment ce critère, comme on l’a vu dans les précédents chapitres. Si on considère l’aspect anthropologique du concept, c’est-à-dire un ensemble de personnes unies par des liens affectifs, des traditions, des sentiments communs à l’égard des autres membres de la société, en dehors des habitants des "pays frontières", les éléments de cette définition ne sont pas observables en Afrique de l’Ouest. Véritable Tour de Babel 258 , il n’y a qu’au Sénégal et au Mali où la langue de l’ethnie majoritaire est quasiment parlée par toutes les autres communautés ethniques. Dans les autres pays c’est la langue de l’ancien pays colonisateur qui pallie le handicap. Mais l’apprentissage de cette langue ne se faisant qu’à l’école, son emploi se trouve limité par les faibles taux de scolarisation.

Par ailleurs, à l’exception de la migration économique vers les bassins d’emplois259 et les éventuels déplacements qu’occasionnent parfois les guerres civiles, les possibilités de rencontre sont faibles en l’Afrique de l’Ouest, pour ne pas dire inexistantes. Les revenus sont si faibles que s’accorder un voyage touristique, même dans un pays limitrophe, est un luxe que peu de personnes peuvent s’offrir. Les médias audiovisuels qui pouvaient pallier le confinement auquel le manque de moyens astreint les populations ont non seulement un faible taux de couverture, mais ne semblent guère être intéressés à traiter la question de l’intégration régionale. Pourtant tous les pays membres ont accepté de créer une "Direction nationale chargée de l’intégration régionale". Dans une récente intervention260, John Igué261 a déploré aussi le fait que les programmes d’enseignement ne prennent en charge la question de l’intégration régionale qu’au niveau de l’enseignement supérieur.

De la même façon que les barrières commerciales s’opposent à l’avènement de la communauté économique, les barrières linguistiques, culturelles,…entravent, de leur côté, la formation d’une communauté « sociale ». Les actions de « décloisonnement » initiées par la société civile (acteurs économiques : groupements professionnels, syndicats, chambres de commerce ; associations de défense d’idéaux et de promotion : associations des femmes, organisation de jeunesse, mouvement pour la paix, association des ligues de droit de l’Homme, associations religieuses et culturelles,…) sont encore embryonnaires.

L’inachèvement de la construction de la communauté se remarque aussi dans l’indifférence des populations pour la CEDEAO. En effet, lors du symposium organisé à l’occasion du 30eme anniversaire de la CEDEAO, son Secrétaire exécutif a reconnu que les décisions et les protocoles communautaires étaient quasiment ignorés des populations. Cela n’est pas étonnant dans la mesure où jusqu’à un passé récent l’intégration régionale n’a concerné que des domaines très éloignés des préoccupations quotidiennes de ces populations. La création du Parlement régional dont l’élection des membres au suffrage universel262 est supposée contribuer au développement du sentiment de participation des populations à la construction communautaire risque de ne pas pouvoir produire l’effet escompté et ce pour deux raisons. Premièrement, les populations savent qu’un Parlement régional n’a, en général, qu’un pouvoir consultatif. Deuxièmement, l’élection des membres ne présente pas toutes les garanties de transparence. Comme le fait remarquer I. Gambari263, « si ce n’est pas inconcevable, il serait tout de même extraordinaire qu’un gouvernement [à entendre les gouvernements de la région en général] qui n’est pas lui-même le produit d’un processus démocratique permette la tenue d’élection démocratique pour élire les membres du Parlement communautaire ». Sans généraliser, on doit néanmoins reconnaître qu’effectivement la plupart des gouvernements de la région sont issus d’élections entachées d’irrégularités. Remarquant que leurs votes ne sont pas décisifs, à cause des fraudes électorales, les populations se désintéressent de la politique. En témoigne la faiblesse des taux de participations beaucoup plus marquées aujourd’hui que lors des premières élections multipartites des années 90. La désaffection des populations pour la politique s’explique aussi par les affrontements interethniques264 qui se produisent à chaque élection présidentielle ainsi que par la répression des forces de l’ordre (toujours rangées du côté du parti au pouvoir). L’effet conjugué de ces éléments explique le constat fait par J.M. Servet (1998) : « la plupart des Etats ouest africains subissent la méfiance de leurs "sujets" ».

Au regard des arguments développés supra, on peut se demander si ce projet de monnaie unique reflète les aspirations des populations ou s’il relève de ce que Bach (1996) appelle "l’approche instrumentaliste des questions communautaires". En effet, cet auteur explique les limites de l’intégration économique en Afrique de l’Ouest par l’adoption de cette approche qui « se caractérise par un étatisme excessif dans le choix et la mise en œuvre des projets, un volontarisme démesuré en regard des contraintes du terrain et une attitude mimétique à l’égard de ce qui a pu être amorcé ailleurs, notamment en Europe communautaire ».

En résumé, le contexte sociopolitique actuel de la région ouest-africaine ne se prête pas à la reproduction intégrale de la stratégie adoptée à Maastricht par les pays européens pour la création de l’euro. Persister dans cette voie ne constitue pas seulement un leurre, c’est en soi un obstacle supplémentaire dans la réalisation de son projet, car les deux contextes sont différents. En Europe, il y avait (y en a toujours) une volonté de constituer une communauté d’intérêts et de valeurs pour mettre fin à une histoire faite de guerres et de confrontations. Les gouvernements disposent d’une légitimité pour engager leurs pays respectifs et le cas échéant, les populations sont consultées par voie référendaire265. En Afrique de l’Ouest, il est impropre de parler même de communautés nationales (la structure des partis politiques ou les affrontements interethniques en sont des preuves) à plus forte raison de communauté régionale.

Par ailleurs, même en Europe où ces éléments étaient réunis, il a fallu près de dix ans d’effort pour parvenir à l’euro. Dans ces conditions, outre les difficultés évidentes que les pays ouest-africains auront à supporter dans la réalisation du programme de convergence macroéconomique, il y a un risque que l’éventuelle monnaie unique qui naîtra puisse souffrir d’un déficit congénital de crédibilité. Alors que l’existence de monnaies refuges (les monnaies traditionnelles, pour les populations rurales et de devises étrangères, pour les populations urbaines) fait planer un risque de fuite. Face à un tel contexte, la recherche d’alternatives s’avère nécessaire.

Notes
258.

A titre d’illustration, la Guinée-Bissau compte une trentaine d’ethnies pour 1,493 millions d’habitants, la Côte-d’Ivoire, une soixantaine ethnies pour 16,631 millions d’habitants, la Guinée compte plus 15 ethnies pour environ 7millions d’habitants,…

259.

Dont on a souligné l’insignifiance dans le troisième chapitre de ce travail.

260.

A la deuxième réunion du MOST (Management of Social Transformation Programme) sous le thème, "les Etats-nations face aux défis de l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest", tenue à Praia (au Cap-Vert) du 24 au 26 septembre 2007.

261.

Directeur scientifique du Laboratoire d’analyse régionale et d’expertise sociale de Cotonou et auteur de plusieurs travaux sur l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest.

262.

Pour le moment, ses membres sont désignés !

263.

Professeur à l’Institut nigérian des hautes études juridiques, I. Gambari a tenu ces propos lors d’une conférence internationale sur le traité de la Communauté économique africaine, tenue à Abuja, les 27-30 janvier 1992

264.

Qui entraînent des pertes matérielles (des commerces pillés, des maisons incendiées, des vols,…), voire même en vies humaines,…

265.

En Afrique de l’Ouest il n’y a même de sondages pour connaître l’opinion de ceux pour qui on suppose agir. Alors que « le vœu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir », estime E. Renan (1996).