C. L’évolution extraordinaire de la population athénienne

Athènes était la seule grande ville du royaume de Grèce, tout au moins jusqu’aux premières décennies du XXe siècle. Il s’agit d’une ville nouvelle qui est refondée au début du XIXe siècle et qui arrive en un laps de temps très court à devenir, d’un petit village qu’elle était, une grande ville.

Si on veut connaître la véritable population d’Athènes il faut connaître sa population flottante et sa population mobile. Malheureusement les recensements en général, ne donnent pas de données –en ce qui concerne la ville- sur les soldats qui se trouvaient au sein de la capitale le jour du recensement (population flottante). Par ailleurs les données concernant la population mobile sont, elles aussi, insuffisantes. Les chiffres dont nous disposons des recensements nous aident cependant à obtenir une image de l’évolution démographique de la ville et du Dème.

Tableau 4 : Évolution de la population de la ville et du dème d’Athènes à travers le XIXe siècle
Année Ville d’Athènes Taux moyen annuel d’accroissement Dème d’Athènes Taux moyen annuel d’accroissement
1834 7.028   7.223  
1853 30.590 6.6 31.122 6.6
1856 30.969 0.4 33.436 2.4
1861 41.298 5.7 43.371 5.2
1870 44.510 0.8 48.107 1.2
1879 66.834 4.5 68.677 3.9
1884 81.675 4.0 84.903 4.2
1889 107.251 5.4 114.355 5.9
1896 111.486 0.6 128.735 1.7
1907 167.479 3.6 175.430 2.8

Sources : Dénombrements des années 1853, 1856. Résultats statistiques des années 1861, 1870, 1879, 1889, 1896, 1907. Journal Ermis, 8 juillet 1884, p.227.

A partir de 1834, date à laquelle Athènes est proclamée capitale de l’Etat grec, la population de cette ville ne cesse d’augmenter. Le très fort taux moyen annuel d’accroissement de la première période est sûrement dû au fait que la ville « rattrape » les dégâts causés par la guerre de l’Indépendance. Lors de la période qui suit, entre 1853-1856, et plus précisément vers 1854 –tout d’abord au Pirée puis par la suite à Athènes du 14 octobre au 18 décembre- une épidémie de choléra frappe la capitale167. Il semble que cette épidémie a plus touché la capitale que les hameaux du Dème. L’évolution du taux brut moyen annuel d’accroissement pendant les années qui suivent (1851-1861) est attribuée, selon C. Tsoukalas, à l’occupation triennale de la région de la capitale (1854 – 1857) par les troupes françaises et anglaises. « La concentration importante de soldats et d’officiers dans une ville encore petite avait pour résultat un prompt développement de services ainsi que l’augmentation de la demande en denrées, ce qui a provoqué une sorte de « pluie d’or » pour les artisans et les commerçants locaux »168. Nous observons dans la décennie 1860 une nouvelle diminution du taux brut moyen annuel de l’accroissement. Lors des premières années de cette période le paysage politique est loin d’être calme : tout d’abord nous notons la rébellion contre Othon qui a d’ailleurs mené à son expulsion, puis les « épisodes du mois de juin ou Iouniana », c’est à dire les combats sanglants qui visaient à la prise du pouvoir. Mis à part ces combats, un autre fait dramatique pour la capitale : les 4 épidémies enregistrées par Clon Stéphanos. Pour les années 1863 et 1864, il mentionne une petite épidémie de variole de septembre à février avec 50 décès et une épidémie intense de scarlatine avec 130 décès alors qu’en 1868 il note deux épidémies : Une de typhus exanthématique « Gravité et mortalité relativement faible (1 :8 à peu près) » et une épidémie générale de méningite cérébro-spinale qui avait comme conséquence 57 décès169 à Athènes. Pouvons nous supposer que ces épidémies ont gardé les provinciaux loin de la capitale ? La hausse du taux moyen annuel d’accroissement pour la période 1870 – 1879 nous surprend pourtant. En effet, Clon Stéphanos enregistre 3 épidémies de maladies infantiles au sein de la capitale : une épidémie intense de scarlatine, une assez grave de rougeole et une meurtrière de variole170.

L’accroissement de la population spectaculaire lors des périodes qui suivent (zénith dans les années 1880 avec 5% d’accroissement par an171) ne peut être seulement attribué au mouvement naturel de la population de la ville172. Même si les publications officielles sur le mouvement de la population sont assez problématiques –surtout en ce qui concerne l’enregistrement des naissances et des mariages- elles nous aident cependant à faire quelques conclusions. Maurice Garden et Eugénie Bournova font l’observation, dans leur article173, que lors de la période 1861-1884, période où la capitale voit sa population doubler « cette augmentation se fait malgré le déficit important dans le mouvement naturel de la population de la capitale –un déficit de 11.500 naissances» et concluent que « l’importante augmentation de la population de la capitale est aidée tout d’abord par une vague intense d’immigration vers elle ; lors de cette période en moyenne 2.000 personnes par an tentent de s’installer à Athènes ». La très faible augmentation par rapport à la période précédente, notée au début de la décennie 1890, peut être attribuée aux conséquences de la crise des raisins secs (en 1892-93) et de la crise des finances publiques de 1893. Ces deux phénomènes ont entraîné le désespoir d’une grande partie du monde agricole et ont « congelé » le commerce et l’industrie174. Cependant le fait est que lors des deux décennies qui ont suivi la fondation de la capitale, la population d’Athènes a quadruplé, en 1879 elle a été multipliée par 9 et en 1907 par 24.

Tableau 5 : Population de la ville d’Athènes par secteur et taux moyen annuel d’accroissement (%)
Secteurs de la ville d’Athènes 1879 1884 1896
Population Population Taux moyen annuel d’accroissement Population Taux moyen annuel d’accroissement
A 11.149 12.697 3 21.273 4
B 7.108 7.926 2 10.673 2
C 11.952 13.412 2 12.232 -1
D 7.121 7.733 2 11.201 3
E 12.221 15.599 5 30.849 5
F 11.496 15.116 5 25.258 4
Adition 151 0   0  
Total 61.198 72.483 3 111.486 4

Source : Résultats statistiques de recensements des années 1879, 1884, 1896.

La population présentée par le tableau 5 pour les années 1879 et 1884 n’est pas la population totale de la ville. En effet, à part la population athénienne présentée pour ces deux ans, un tableau supplémentaire enregistre en détail le nombre de personnes qui, au moment du recensement, se trouvaient au sein de quelque établissement philanthropique, éducatif, ou bien à l’armée. Le total de ces personnes s’ajoute donc par la suite à la population de la ville. Les personnes qui ont été recensées collectivement lors de la première période représentent 8% de la population de la capitale en 1879, alors qu’en 1884 ils en représentent 11% ! Ce qui apparaît clairement dans le tableau 5, c’est que les secteurs qui présentent le taux moyen annuel d’accroissement le plus important sont celles qui comprennent les nouveaux quartiers, comme les secteurs E, F et A. La plus grande partie du secteur E correspond au quartier de Neapoli qui est le nouveau quartier Est de la ville et qui a commencé à être construit à partir du milieu du XIXe siècle. L’ouverture de l’avenue Alexandras (1876-78) été une raison de plus pour qu’Athènes s’édifie de ce côté. Enfin, ce secteur comprend aussi Ampélokipi qui a cessé d’être considéré comme faubourg et a été rattaché à la ville d’Athènes en 1881. La fondation de l’Hôpital Evanghelismos en 1881 a peut-être contribué à la poussée de la construction d’immeubles dans ce secteur. Le secteur F est le plus grand et toute la partie Ouest de la rue Patission (Station du chemin de fer Larissis, place Victoria, Agios Panteleimonas etc.) ainsi que les actuels quartiers du Gazi et Metaxourgio y sont inclus jusqu’à la rue Kostantinoupoleos. C’est à dire des quartiers qui dans leur majorité ont commencé à se construire vers la fin du XIXe siècle. Enfin le secteur A, deuxième en superficie, renfermait le quartier central de Plaka, les quartiers de Makriyiannis et de Koukaki et le quartier de Vatrahonissi (Pankrati aujourd’hui). Comme nous l’avons mentionné dans la première partie le plan original du quartier de Vatrahonissi a été tracé en 1886. La construction du Palais de Zappio (1888) et du stade Panathénien pour les Jeux Olympiques de 1896 ont été facteurs de l’élargissement de la capitale vers cette direction.

A l’antipode, les secteurs qui avaient un taux moyen annuel d’accroissement moins élevé que celui de la ville en général lors de ces deux périodes (c’est-à-dire les secteurs B, C, D) ils sont délimités avec plus de précision et ils font partie de l’agglomération originelle de la capitale. Le seul secteur qui ne faisait pas partie de la « vieille ville », D, comporte la région d’Ano Petralona qui s’est cependant développé après la fin du XIXe siècle, surtout grâce à la fondation de l’usine de Poulopoulos (industrie chapelière) en 1894.

La diminution de la population dans le troisième secteur est étonnante ; ce secteur correspond au quartier commercial de Psirri. Ses limites renferment aussi les Halles qui ont été construites lors des années 1880 (1879-1886). Selon le recensement de 1896, la population des femmes a diminué de 15% et il y a 3% d’hommes de moins. Nous n’avons pas réussi à trouver une raison poussant presque 1.000 femmes à abandonner leur résidence. Peut être que quelques maisons ont été démolies afin de construire les Halles -même si nous n’avons pas trouvé de témoignages qui indiquent ce fait. Cependant l’endroit où sont les Halles n’abritait pas 1.180 personnes. Nous pensons par conséquent qu’il s’agit d’une erreur arithmétique.

La comparaison des taux moyens annuels d’accroissement présentés dans les tableaux 4 et 5 montre que les chiffres diffèrent. Lors de la première période (1879-1884), alors que la population totale de la ville augmente avec un taux moyen annuel de 4%, la population des 6 secteurs augmente de 3% par an, c’est-à-dire à un rythme plus lent. Lors de la période qui suit (1884-1896) il se passe le contraire. Nous rappelons que la décennie 1870 marque le début d’un développement important de la population athénienne, qui touche son zénith lors de la deuxième moitié de la décennie 1880, pour diminuer brusquement au début de la décennie suivante. Nous voyons donc –la première période- que derrière cette augmentation de la population de la capitale se cache en grande partie la population flottante et mobile. Au contraire, la période 1884 – 1896, alors que le taux moyen annuel de la population des 6 secteurs augmente, le taux moyen annuel d’Athènes diminue. Pouvons nous supposer que le taux de la population flottante et mobile d’Athènes diminue ? Malheureusement nous ne détenons des données que pour les années 1879 et 1884. Les personnes qui ont été recensées collectivement lors de cette période augmentent de 9.6% par an ! D’ailleurs, les groupes qui présentent l’augmentation annuelle la plus importante sont les militaires et les personnes qui ont été enregistrées dans quelque hôtel de la capitale : 11%! Tout de suite après on trouve les personnes enregistrées au sein de quelque établissement philanthropique (6% d’augmentation annuelle moyenne). La fondation en 1881 du plus grand hôpital de la capitale, (Evanghelismos, 150 lits) a certainement augmenté le nombre de patients pouvant être hospitalisés à Athènes.

Notes
167.

« Tant que la maladie sévissait au Pirée, Athènes n’en fut point atteinte. Ce n’est que plus tard qu’elle s’infecte par un petit bateau venant des îles et qui aurait pris terre clandestinement aux parages de l’Attique. Sur 20.000 habitants, qui étaient alors restés à Athènes, 1.500 environ en sont morts. Bon nombre de malades, transportés dans divers villages de l’Attique, n’ont transmis la maladie qu’à Céphissie et à Amarousi ». Clon Stéphanos, « La Grèce au point du vu naturel, ethnographique, anthropologique, démographique et médical », in Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Paris, Masson, 1884, p.515.

168.

C. Tsoukalas, Dépendance et reproduction. Le rôle social des appareils scolaires en Grèce, Athènes, éditions Themelio, 1992, p.178.

169.

Clon Stéphanos, 1884, p.516, 519, 521, 526.

170.

Clon Stéphanos, 1884, p.517, 519, 520.

171.

Ces chiffres sont en effet très élevés. Au sein de la plus grande ville européenne (et mondiale) – capitale du XIXe siècle, c’est à dire Londres, pour toute la période 1801-1911, le taux moyen annuel d’accroissement ne dépasse jamais les 2%. Dans la deuxième ville européenne (et en troisième place au niveau mondial), Paris, le taux pour la totalité du XIXe siècle est de 1.7%. Bien entendu, la période 1856-1861 il touche les 7,3% mais les années qui suivent, il est un peu plus élevé que celui d’Athènes. Lisbonne, lors de la période 1801 –1911 a un taux moyen de 0,9% (avec un pic lors de la période1878-1890 de 1.9%). Enfin, Madrid, lors de la période 1897 – 1910 a taux moyen annuel d’accroissement de 0,9%. Voir http://www.cch.kcl.ac.uk/legacy/teaching/av1000/numerical/problems/london/london-pop-table.html , Résultats statistiques du dénombrement de 1891 pour la ville de Paris et le département de la Seine, Paris, 1894. Τeresa Rodrigues Veiga et Maria Joao Guardado Moereira, « Lisbon in the last two centuries: an example of the difficult relations between urban growth, migration and death », in Laurinda Abreu (ed.), European health and social welfare policies, Czech Republic, 2004, p.172.

172.

Si nous croyons les données des Statistiques du mouvement de Population, pour la période 1860-1873, les trois années 1865-1867 sont les seules où les naissances dépassent les décès.

173.

Maurice Garden, Eugénie Bournova, « La population d’Athènes et de sa région dans la seconde moitié du XIXe siècle », in la revue Ta Istorika, n. 43, 2005, p.373-396.

174.

Christina Agriantoni,« Athènes à la fin du XIXe siècle, la genèse d’une grande ville » in Aliki Solomou - Prokopiou et Ifigenia Voyiatzi (dir.), Athènes à la fin du XIX e siècle, les premiers Jeux Olympiques Internationaux, Athènes, Association Historique et Ethnologique de Grèce, 2004, p.111.