1. Couches populaires

Lors de la période étudiée560, la fondation de nouvelles usines-industries est plutôt concentrée au Pirée. En 1865, 2 usines fonctionnent à Athènes, d’une puissance de 48 chevaux au total ; en 1875 nous comptons 10561 usines alors qu’en 1900 environ, leur nombre a augmenté pour atteindre 19 établissements industriels qui utilisent une puissance totale de 600 chevaux environ et qui emploient 860 ouvriers. Lors de ces deux dates la capitale concentre tout juste 9-10% des établissements industrielsdu pays. Nous ne pouvons donc certainement pas utiliser le terme de prolétariat pour la période étudiée, tout au moins pour la capitale. Nous jugeons plus judicieux d’utiliser le terme de couches populaires ou de couches pauvres d’Athènes.

Dans cette catégorie on a classé ceux qui ne sont pas propriétaires de quelque bien immobilier, ceux dont les revenus venant de l’exploitation de leurs biens sont très faibles, et enfin, ceux dont la profession exercée ne nécessite pas de connaissances spécifiques. Certaines de ces personnes ne savent même pas lire. Dans ces couches populaires sont donc rassemblés ouvriers spécialisés et ouvriers qualifiés. Il vaut la peine de noter ici que la société grecque est caractérisée par un profond rejet du travail manuel et par l’espoir de s’insérer dans la bourgeoisie des villes562. Nous rassemblons par ailleurs dans ce groupe les personnes employées dans les transports, les cochers, qui malgré le fait qu’ils sont moins souvent confrontés aux machines et à la pression productiviste, subissent pourtant des contraintes aussi pénibles que les ouvriers d’industrie : station debout, travail de nuit dans les transports, journées interminables pour attendre une clientèle 563. Dans ce groupe nous trouvons les serviteurs de boutique, les jardiniers-agriculteurs, les colporteurs et ceux qui s’occupent du petit commerce et qui ont la rue en tant que « bureau ». Mais même les hommes de bas clergé, qui sont insuffisamment payés par les fidèles et qui sont obligés d’exercer un second métier pour subvenir à leurs besoins. Enfin, dans cette catégorie sont inclus les exclus de la société, les éléments marginaux : les mendiants et les condamnés-prisonniers.

Il est certain que les divertissements n’étaient pas absents de la vie de ces couches populaires. Leurs habitudes cependant, ainsi que les endroits où ils allaient, les différencient des autres groupes. Les dimanches, avec leurs familles, ils vont à la campagne. L’été, ils côtoient les jardins humides et pitoyables près du fleuve Illissos, où ils contemplent des acrobaties et des clowns et des chanteuses fausses. Alors que le reste des couches se plaint du manque de théâtre, eux regardent de la pantomime ou des spectacles comiques. Voici comment décrit l’écrivain Michail Mitsakis564 les habitudes et la manière de s’amuser de ces couches populaires, dans son œuvre en prose « l’Eté » :

‘«  Le peuple ? Il s’est déjà habitué à boire de la bière au lieu de boire du vin résiné [ ] il a ses cafés particuliers, ses assommoirs particuliers, ses spectacles particuliers. Ses fêtes, ses foires. Mais comme ils sont différents des autres. [ ] Des brasseries surpeuplées lui offrent pour un prix très bas une bière acidulée à boire et une femme crasseuse, Italienne ou Grecque, à regarder. Il y a aussi assez dechambres d’hôtes, où tu peux boire du vin et de la bière et manger, de préférence du patsas (soupe de tripes)565. Dans les chambres d’hôtes, qui restent ouvertes toute la nuit, il y a des chambres particulières qui invitent à s’amuser jusqu’au matin ».’
Notes
560.

La première vague des investissements industriels se réalise lors de la période 1868 – 1874 : Alexandros Mansolas enregistre 22 usines en 1866-7 pour toute la Grèce. En 1875 on en dénombre plus ou moins une centaine. Cependant, comme le souligne P. Moraïtinis « la Grèce n’est pas encore ce qu’on peut nommer un pays industriel, si l’on compare la somme de ses productions industrielles à celle des pays qui le sont ». Pierre A. Moraitinis, 1877, p.293. Toutes les industries ont été fondées dans des grandes villes et la plupart d’entre elles concernent le domaine de la nourriture et des produits en coton et s’adressent presque uniquement au marché intérieur. Ces premières industries sont le plus souvent le fruit du travail de quelques hommes d’affaires locaux, anciens artisans, patrons de petites entreprises ou marchands spécialisés. C. Agriantoni, 1999, p.159. Lors de cette première période la main d’œuvre n’est pas abondante et il existe des sources qui témoignent des salaires journaliers élevés : pour cause des liens importants que la main d’œuvre tient avec le milieu agricole, l’activité au sein de l’industrie était souvent saisonnière. Le manque d’une main d’œuvre industrielle disciplinée est resté un problème majeur pour l’industrie grecque jusque dans les années 1910.

De la fin du XIXe siècle à 1914, des nouvelles usines de coton sont crées, surtout dans des villes provinciales, ainsi que des premières usines de laine à Athènes et au Pirée, des usines de fabrication d’alcool, des petits ateliers de mécanique dans des centres industriels. Le domaine de la métallurgie a aussi noté une ascension considérable. Lors de cette période de nouvelles branches apparaissent, comme l’électricité (1903), les usines de matériaux de construction, de papier et de produits chimiques, surtout la région d’Athènes – Le Pirée mais aussi à Patras et à Volos. C. Agriantoni, 1999. p.173-174. Cependant selon G. Dertilis le décollage de l’industrie grec peut être observé après 1909 et surtout après 1920. Georges Dertilis, Transformation sociale et intervention militaire 1880 – 1909, Athènes, éditions Exantas, 1985 (c), p.90.

561.

Guide commercial, géographique et historique des villes principales de la Grèce de l’année 1875 divisé en deux parties publié annuellement par M. Bouka, Athènes, imprimerie Elliniki Anexartissia, 1875. Plus précisément ces usines étaient : 3 fabriques de vinification, 2 fabriques de farine, un fabrique d’huile, 1 chocolaterie, 1 forge, 1 menuiserie et 1 fabrique de soie. Deux des établissements de vinification se trouvent à la région campagnarde de Kifissia.

562.

Michalis Riginos, « L’industrie grecque. 1900-1940 », in V. Kremmydas (dir.), Introduction à l’histoire néo-hellénique (XVIIIe – XXe siècle), Athènes, Tipothito, 1999, p.177-223.

563.

C. Charle, 1991, p.297.

564.

Michail Mitsakis, « L’été », Narrations, Athènes, Editions Nefeli, 1988, p.68-83. Cet article a été publié dans le journal Estia le 24/5/1887. Mitsakis est né à Mégare en 1863 et est décédé à Athènes en 1916. Ces articles ont été publiés dans la plupart des journaux athéniens, ainsi que dans beaucoup d’autres magazines. Avec Thémos et Mpampis Anninos ils ont fondé le satyrique journal Asti. Il a aussi été directeur du Calendrier Grec de P.D. Sakellariou.

565.

Soupe traditionnelle qui contient du porc, encore désiré par certaines personnes à 3 heures du matin, après les bars ; il est proposé dans les tavernes qui se situent à l’intérieur du marché de viande au centre d’Athènes sur la rue Athinas, par exemple.