Chapitre XII. L’évolution des groupes socioprofessionnels

La source principale utilisée pour l’étude de la composition socioprofessionnelle de la capitale sont les actes de décès. Notre analyse concerne la population masculine de la capitale qui est âgée de plus de 15 ans598. Même si le travail des enfants était une réalité de la société athénienne de l’époque, la source que nous utilisons ne comporte pas d’informations importantes à leur sujet. Nous rencontrons le même phénomène en ce qui concerne l’activité féminine.

Bien entendu, cette source ne fait pas éviter le problème classique de l’histoire sociale : Elle ne nous donne pas de précisions exactes sur le statut de la personne dans la hiérarchie de sa profession. Cependant nous pouvons affirmer que les actes de décès du Service de l’Etat Civil, en combinaison avec les données respectives du guide d’Igglessis599, donnent une image bien plus claire de la composition socioprofessionnelle de la population athénienne. Cette image tente à apporter du nouveau dans l’historiographie athénienne jusqu’alors basée sur les tableaux des recensements.

C’est certain qu’un Guide économique et professionnel favorise les commerçants, les professions libérales et les membres des couches sociales supérieures de la ville. Le Guide d’Igglessis n’échappe pas de cette caractéristique. Comme attendu, les couches populaires et les ouvriers sont sous-enregistrés (sans qu’on puisse proposer une hypothèse probable sur les critères avec lesquelles ont été choisies les personnes qui y sont finalement enregistrées).

Tableau 15 : 1859 – 1902. Dème d’Athènes. Structure socioprofessionnelle
Profession Actes de décès Igglessis
1859-1868 1879-1884 1899-1902 1905
Ν % Ν % Ν % Ν %
Agriculteurs, pêcheurs, propriétaires 413 16 473 14 430 11 740 7
Transport 81 3 99 3 133 3 289 3
Ouvriers 280 11 477 15 675 17 592 6
Ambulants 31 1 39 1 63 2 76 1
Mendiants - Condamnés 18 1 30 1 50 1 0 0
Employés 211 8 242 7 312 8 1.609 15
Monde de l’artisanat et de la boutique 500 19 609 19 785 20 2.205 21
Commerçants 251 10 436 13 501 13 1.984 19
Administration publique 109 4 156 5 168 4 419 4
Force publique 248 9 220 7 234 6 472 4
Professions libérales 38 1 75 2 107 3 1.126 11
Manufacturiers, Banquiers, Rentiers 4 0 11 0 24 1 179 2
Hauts salaires 59 2 108 3 128 3 750 7
Hauts fonctionnaires 24 1 37 1 60 2 338 3
Officiers supérieurs 34 1 58 2 40 1 178 2
Cadres supérieurs 1 0 13 0 28 1 234 2
Clergé 53 2 36 1 62 2 54 1
Bas clergé 44 2 34 1 53 1 41 0
Haut clergé 9 0 2 0 9 0 13 0
Arts 14 1 20 1 27 1 115 1
Sans profession 331 13 242 7 263 7 114 1
Total 2.641 100 3.273 100 3.962 100 10.711 100

Source : Actes de décès 1859-1868, 1879-1884, 1899-1902. Dépouillement personnel. N. G. Igglessis, Guide de Grèce, 1ère année, 1906-1906.

Lors des trois périodes étudiées la plus grande partie de la population masculine s’occupe dans le monde de l’artisanat et de la boutique. Le pourcentage de cette branche sur l’ensemble de la population active reste presque stable. Parallèlement, le pourcentage des ouvriers augmente, ce qui correspond bien à l’ouverture de nouvelles usines et de nouveaux ateliers à la capitale lors cette période. D’ailleurs, le chiffre absolu des ouvriers enregistre l’une des augmentations les plus fortes : de 141% entre les deux périodes extrêmes. Nous savons que tous ceux qui ont été déclarés en tant qu’ouvriers ne travaillent pas forcément dans une industrie ou une manufacture. Nous avons déjà mentionné la probabilité de trouver des ouvriers agricoles dans cette catégorie. Cependant un fait important est que dans une capitale parasitaire, comme est caractérisée Athènes par quelques anciens chercheurs, le total de l’artisanat et des ouvriers représente 34% de la population économiquement active lors des années 1860, alors qu’à la fin du siècle il en représente les 39%600. Il est certain que ce taux semble faible si on le compare à celui d’autres villes, comme Londres en 1851601 où il est de 45% ou Paris en 1891602, où il est de 48%. Mais par rapport au reste des capitales méditerranées, le secteur secondaire à Athènes semble plus important. A Madrid en 1900603 le taux est de 25% et à Rome en 1901604 de 36%.

Lors de cette période les manufactures sont en fait des petits ateliers qui fonctionnent encore avec des techniques traditionnelles, avec un nombre limité d’employés et peut être même à un niveau familial605. Ces manufactures couvrent principalement la consommation de produits de base des habitants de la capitale, tout comme les industries qui étaient aussi d’une petite taille606. En ce qui concerne les artisans, nous pouvons dire que sur l’ensemble de la période, le domaine de l’habillement et de la nourriture occupent 46% des personnes exerçant dans la manufacture mais leur taux sur le total de la manufacture diminue. Ceci est peut être dû à l’ascension notée dans le domaine du bâtiment et de la menuiserie mais aussi dans le domaine de la presse. Il est certain que l’augmentation des professions qui concernent le bâtiment et l’ameublement est directement connectée avec la croissance démographique observée au sein de la capitale lors des années 1870 et 1880. Le seul domaine qui semble chuter est le textile mais il s’agit en réalité d’une branche où domine l’activité féminine607, et par conséquent nous ne pouvons pas l’observer par le biais de cette source. Le guide d’Igglessis, quoique avec des taux différents, semble confirmer les résultats tirés par les actes de décès.

Tableau 16 : Hiérarchie des manufactures du dème d’Athènes, 1859-1902 (%)
Branche d’industrie 1859-1868 1879-1884 1899-1902 Igglessis 1905
Textile 3 2 1 1
Pierre, céramique, verre 4 7 5 8
Travail des métaux 8 7 8 10
Cuirs et peaux 1 3 3 2
Bois et meuble 5 2 5 10
Bâtiment 23 25 27 19
Vêtement, étoffes, chaussures 33 31 29 30
Alimentation 16 15 14 11
Livre et papier, éditions 5 6 7 5
Luxe 2 2 1 4
Total 100 100 100 100

Source : Actes de décès 1859-1868, 1879-1884, 1899-1902. Dépouillement personnel. N. G. Igglessis, Guide de Grèce, 1ère année, 1906-1906.

Le commerce est la troisième activité la plus populaire pour les habitants du Dème. En effet, si nous prenons en compte le total des hommes qui travaillent en tant qu’employés de commerce et serviteurs, 16% de la population masculine active travaille dans le commerce. Ce pourcentage reste presque stable sur toute la période608. La plupart des commerçants travaillent dans le commerce de la nourriture (boucher, marchand de légumes, marchand de fruits, marchand de vin, etc.) et beaucoup moins dans le domaine de l’habillement –plus ou moins 1% des commerçants exercent dans cette branche. Les boutiques de vêtements prêt-à-porter sont rares à Athènes. En 1905 on en trouve tout juste 43, ce qui peut expliquer le grand nombre de couturiers et de couturières au sein de la capitale (224 et 102 respectivement en 1905, c’est à dire 1 pour 537 habitants).

Le nombre des employés de commerce peut être multiplié par 10, mais il reste à un niveau bas : seulement 3 employés de commerce meurent à Athènes en 1860 et à la fin du siècle il n’y en a que 31. Pendant la période étudiée, les boutiques commerciales à Athènes sont de petite taille. Les grands magasins qui occupent un grand nombre d’employés (en dehors de « Lambropoulos ») comme Minion, Katrantzos et Klaoudatos, apparaissent pendant la deuxième moitié du XXe siècle. Ce qui semble important, c’est la diminution du nombre d’hommes qui se déclarent serviteurs. Cette diminution n’est pas due à l’extinction de ce type d’activité, puisque ceci n’est pas certifié par l’image sociale de la capitale. Il semble donc qu’il s’agisse en fait d’un changement du terme employé pour désigner cette profession.

L’augmentation du nombre de banques, la constitution d’ambassades et d’autres fondations, ainsi que l’ouverture de nouvelles entreprises qui embauchent des employés forment de nouvelles opportunités de travail et provoquent une augmentation du taux des employés appartenant à ce groupe. L’augmentation la plus importante est cependant notée chez les cadres supérieurs grâce à l’apparition du groupe des ingénieurs.

Le secteur primaire marque une chutependant toute la période, ce qui est surtout la conséquence de la diminution des agriculteurs, mais non des propriétaires ou des jardiniers. Si on ne prend pas en compte les propriétaires, le secteur primaire occupe 11% de la population masculine lors des années 1860. Deux décennies plus tard ce taux diminue pour atteindre les 7%, pour arriver à la fin du XIXe siècle les 6%. Cette chute indique l’urbanisation du paysage de la capitale609. Dans le reste des pays méditerranéens ces taux semblent plus importants : à Rome, en 1901610, l’agriculture occupe 13% de la population masculine alors qu’en 1900 à Madrid611 ce taux atteint les 20%.

La part des militaires tend aussi à diminuer. Fait surprenant, vu que la Grèce est encore en situation belligérante pendant le XIXe siècle612. Si nous tenons en compte les officiers supérieurs, les militaires représentent lors des années 1860 10% de la population masculine économiquement active alors qu’à la fin du siècle ce taux diminue pour atteindre les 8%. Au contraire le taux des fonctionnaires (de tout grade) reste stable sur la totalité de la période de 1859-1902: ils représentent 6% du total de la population masculine économiquement active pour les trois périodes613. En comparaison avec le reste des capitales méditerranéennes et en ce qui concerne les fonctionnaires, on peut dire qu’Athènes se trouve en dernière place alors qu’en ce qui concerne les militaires elle tient la deuxième. A Madrid, les fonctionnaires constituent 7% du total de la population active et les officiers 12%614 en 1900 alors qu’à Rome, en 1901, l’administration publique emploie 12% de la population masculine économiquement active et l’armée 6%. Ce qui est important, c’est que le nombre de hauts fonctionnaires et des officiers supérieurs vivant au sein de la capitale augmente avec un rythme plus rapide que celui des personnes de bas grade.

Lors de cette période la part des hommes qui exercent une profession libérale augmente de 1 à 3%. Mais il ne s’agit pas d’un phénomène grec. En France, ces professions connaissent leur âge d’or lors du XIXe siècle, comme l’écrit de manière caractéristique C. Charle615. C’est les avocats qui connaissent l’augmentation la plus importante. Et vu que la Grèce et Athènes ont été accusées616 pour leur grand nombre d’avocats et de médecins (en 1879, on compte 5 avocats et 3 médecins pour 1.000 habitants), notons qu’à Madrid, nous comptons 4.5 avocats et 4 médecins pour 1.000 habitants en 1900. E.About, déjà au milieu des années 1850, écrivait impressionné :

‘« Lors des premières années qui ont suivi l’ouverture de l’Université, toute la jeunesse faisait des études de droit. Lorsque les tribunaux débordèrent, les jeunes se sont lancés dans la médecine. Aujourd’hui le royaume dispose d’une armée de juges et d’avocats et d’une armée de médecins, sans parler de l’armée des officiers. La seule chose que j’admire sur l’éducation publique en Grèce, c’est qu’elle est gratuite à tous les degrés… Cependant, ceci présente quelques dangers : ça encourage, bien au-delà de la mesure raisonnable, la tendance des jeunes à exercer des professions libérales »617. ’

L’étude des couches sociales athéniennes met en valeur la stabilité de la structure socioprofessionnelle lors de la deuxième moitié du XIXe siècle. Cette stabilité est légèrement perturbée pour ces deux extrémités : les ouvriers d’un côté et les professions libérales de l’autre. Ces deux groupes, par leur croissance en effectif, témoignent les conséquences de la croissance démographique au sein de la capitale. Elle doit augmenter son effectif en cadres supérieurs mais aussi en ouvriers, afin de produire toujours plus de produits pour un nombre croissant de consommateurs.

Tableau 17 : 1859-1902, Les couches sociales athéniennes
Couches 1859-1868 1879-1884 1899-1902 1859-1868 1879-1884 1899-1902
N N N % % %
Menu peuple 835 1.023 1.334 36 34 36
Couches moyennes 1.350 1.792 2.097 59 60 57
Elite 110 196 268 618 5 6 7
Total  2.295 3.011 3.699 100 100 100

Source : Actes de décès 1859-1868, 1879-1884, 1899-1902. Dépouillement personnel.

Les taux présentés dans le tableau ci-dessus ne sont pas définitifs. Les sources que nous disposons pour l’étude d’Athènes ne permettent pas de définir la partie de la population qui appartient à chaque couche sociale. Ces taux cependant sont révélateurs de la société athénienne. Le taux des couches populaires peut être sous estimé puisque les hommes que nous avons classés dans le monde de l’artisanat et de la boutique peuvent être aussi bien des ouvriers que des artisans. Cependant nous croyons que le taux de l’élite ne doit pas être beaucoup plus élevé, puisque les personnes déclarent avec précision leur position.

Notes
598.

Lors de la période 1859-1868 le nombre d’hommes qui meurent au sein du Dème d’Athènes s’élève à 6.696 et le nombre des hommes de plus de 15 ans est de 3.430. Lors de la période 1879-1884, 6.531 hommes décèdent au sein du Dème dont les 3.462 sont âgés de plus de 15 ans. Enfin, lors de la période 1899-1902, le nombre d’hommes qui décèdent au Dème d’Athènes est 6.584 dont les 4.059 ont plus de 15 ans. Par conséquent, notre échantillon concerne 77%, 95% et 98% des hommes qui meurent dans le Dème lors de ces périodes respectives.

599.

Voir une présentation plus analytique de cette source dans l’Introduction, p.26.

600.

Notons que selon le recensement de 2001, l’industrie de transformation et le domaine de la construction occupent 31% de la population masculine active.

601.

François Bédarida, « Londres au milieu du XIXe siècle : une analyse du structure sociale », in Annales HSS, Année 1968, Volume 23, Numéro 2, p.268-295.

602.

Résultats statistiques du dénombrement de 1891 pour la ville de Paris et le département de la Seine, Paris, 1894.

603.

Instituto Nacional de Estadistica, Censo de la población de 1900, Madrid, Capital, Tomo IV. Clasificación de los habitantes por su profesión, p. 166-167.

604.

Anne-Marie Seronde – Babonaux, De l’urbs à la ville. Rome croissance d’une capitale, Edisud / Mondes Méditerranéens, 1980, Tableau 32, p.205.

605.

Nous pouvons observer le même phénomène à Londres à la fin du XIXe siècle. Comme l’écrit F. Bédarida, « Londres est resté à bien des égards, en plein milieu du XIXe siècle, en marge de la révolution industrielle. [ ] Dans le secteur de la production, les inventions techniques n’ont guère pénétré, et les méthodes de travail sont restées les mêmes. [ ] A Londres on n’entend ni les fracas des machines ni la rumeur des grosses usines. On y travaille principalement à la main. La capitale reste une ville de petites industries traditionnelles », François Bédarida, 1968. Aussi, à Londres le domaine de l’habillement et de la chaussure est le plus important et il rassemble 39% des employés. Le domaine du bâtiment et de la menuiserie/ameublement est le deuxième en importance (24%) alors que les produits alimentaires se trouvent encore à la 6ème place (5%). Mais à Rome aussi, nous ne rencontrons pas « une véritable industrie. L’activité principale était la branche textile, exercée dans de petites boutiques, dans des ateliers familiaux ou dans des instituts de charité. [ ] Les conditions techniques étaient très précaires, étant donné l’ancienneté de l’équipement, les capitaux manquaient », Anne-Marie Seronde – Babonaux, 1980, p. 63.

606.

X. ZOLOTAS, 1964 (b’), p.117.

607.

En 1875, dernière année de fonctionnement de la filature de soie à Athènes, 141 femmes et 3 hommes seulement y travaillaient. P. Moraitinis, 1877, p.298.

608.

Ce taux est très proche de celui de Madrid en 1900 (13%) et de Rome en 1901 (14%). A Paris en 1891 les hommes qui travaillent dans le commerce constituent 27% de la population active.

609.

A Londres, en 1851, le pourcentage de la population travaillant dans le secteur primaire (1.4%) est caractérisé d’une part comme étonnant et d’autre part faible par le chercheur ; il attribut ce fait à la superficie non entièrement urbanisée inclue dans les limites administratives de la ville. François Bédarida, 1968. La réalité est qu’à Paris, selon le recensement de 1891, les 5.000 hommes environ qui travaillent dans l’agriculture représentent 0% de la population économiquement active. Résultats statistiques du dénombrement de 1891 pour la ville de Paris et le département de la Seine, Paris, 1894.

610.

Anne-Marie Seronde – Babonaux, 1980, Tableau 32, p.205.

611.

Instituto Nacional de Estadistica, Censo de la población de 1900, Madrid, Capital, Tomo IV. Clasificación de los habitantes por su profesión, p. 166-167. Ce taux est peut être surévalué pour cause de la présence des propriétaires dans cette catégorie.

612.

Par exemple, en 1897, a eu lieu la guerre entre les Grecs et les Ottomans pour la Crète.

613.

Aujourd’hui, la catégorie « administration publique et défense. Assurance sociale obligatoire » représente 9% de la population masculine économiquement active dans le département d’Attique. Résultats statistiques du recensement de 2001.

614.

Ce taux est sûrement gonflé par le contexte politique qui régnait en Espagne à cette époque : révolution à Cuba en 1895, guerre entre l’Espagne et l’Amérique en 1898, lors de laquelle l’Espagne a perdu deux de ses dernières colonies, Cuba et les Philippines.

615.

Christophe Charle, 1991, p.215.

616.

C. Tsoukalas, 1992, p.210.

617.

E. About, p.172.

618.

La différence entre ce chiffre et le chiffre de 170 personnes proposé à la page 232, est dû aux différentes sources utilisées. Selon le Guide d’Igglessis, en 1905, 170 chefs de ménages étaient abonnés et avaient un appareil téléphonique chez eux. Ce chiffre correspond au nombre de familles et non de personnes. C’est certain que l’élite athénienne n’est pas composée que de 170 familles (0% de la population) seulement. Pourtant, ce chiffre est un indicateur du taux limité de l’élite. Le chiffre présenté dans le tableau si-dessus, concerne le nombre des personnes décédées dans la capitale.