1. Les servantes, les laveuses, les repasseuses

Dans les actes de décès du Service de l’Etat civil 50 servantes ont été déclarées pour les années 1860, lors de la période 1879-1884 ce nombre augmente et elles sont 67, alors que pour la dernière période (1899-1902) on enregistre 49 servantes. Cette diminution est accompagnée par l’apparition de 7 femmes déclarées en tant que laveuses (6) et repasseuses (1) ; il s’agit de professions qui n’ont pas été observées lors de la période précédente.

La carrière de la servante débutait à un âge très jeune. La fille la plus jeune que nous avons rencontré dans nos contrats a 6 ans. Ces filles sont dans leur majorité originaires de la province et sont mises en location par leurs parents contre (le plus souvent) la constitution de la dot de la jeune fille par son patron, comme récompense finale– en liquide ou en espèces. Une récompense qui était donnée la plupart des fois après la fin du service de la jeune fille, qui parfois durait jusqu’à 15 ans.

Les actes de décès du Service de l’Etat Civil nous donnent quelques éléments démographiques sur ces femmes. Leur âge moyen au décès reste stable pour les trois périodes et il est assez faible : de 28 ans. Bien sûr, si nous croyons, selon les sources connues jusqu’à aujourd’hui626, que les servantes étaient des jeunes filles, le plus souvent mineures, âgées de 10 à 20 ans, l’âge moyen au décès semble important. Le taux de celles qui restent célibataires semble important lui aussi : lors des deux premières périodes leur taux est de 10% alors qu’à la fin du XIXe siècle ce taux atteint le 15%. Peut être que finalement, le mariage ne signifie pas forcement l’arrêt du travail de la servante, surtout lorsque son mari appartient aux couches les plus pauvres de la société ou est servant lui-même. L’explication la plus plausible en ce qui concerne ce taux élevé, c’est les différents types de rapports de travail qui sont inclus à chaque fois. Nous avons vu qu’une servante peut travailler au sein de différentes fondations de l’époque, comme l’Hospice des enfants abandonnés ou l’Arsakio. Il y a aussi quelques servantes qui exercent au sein des hôpitaux.

Une femme peut devenir servante après la mort de son mari. Dans les archives de notre notaire 5 servantes sont veuves. Mais dans l’un des cas, le contrat est rédigé de façon à ce que la servante reçoive ses salaires après 3.5 années de service et dans un autre contrat nous voyons que la servante déclare avoir reçu tous ses salaires petit à petit lors de ses 9 ans de service. Nous ne savons donc pas si elles ont été embauchées célibataires ou non. En moyenne cependant, sur toute la période étudiée, 14% des servantes qui meurent à Athènes sont veuves.

Environ 7.5 servantes sur 10 qui meurent à Athènes entre 1859 – 1902 sont des immigrantes provenant des provinces. Pour les trois périodes c’est surtout les Cyclades qui approvisionnent la capitale en servantes : c’est Andros qui prédomine parmi le reste des îles. Mais à la fin du XIXe siècle les servantes provenant d’Amorgos ou de Kea sont équivalentes en nombre à celles qui viennent d’Andros. Le Péloponnèse, et surtout l’Arcadie, est la deuxième source la plus importante de servantes pour la capitale ; les servantes originaires d’Eubée présentent une bonne partie de la population des servantes aussi. Mais soulignons qu’il ne s’agit pas que d’immigrées : 9% de ces femmes sont originaires de la capitale. Les mêmes résultats ressortent des actes notariés, même s’ils indiquent que les servantes provenant du Péloponnèse sont bien plus nombreuses alors qu’il semble que certains villages de la périphérie de l’Attique sont aussi pour le personnel domestique des points de départs importants vers Athènes.

Tableau 20 : 1859-1902, Dème d’Athènes. Lieu d’origine des domestiques
Lieu d’origine Actes de décès Actes Notariés
Ν % Ν %
Vielle Grèce Athènes 13 9 9 33
Attique 3 2 3 11
Cyclades 58 39 4 15
Péloponnèse 19 13 6 22
Grèce Continentale 5 3 0 0
Eubée 8 5 2 7
Iles de N. Sporades 0 0 0 0
Iles du golf Saronique 7 5 0 0
Annexion 1864 Iles ioniennes 8 5 0 0
Annexion 1881 Thessalie 2 1 1 4
Annexion 1913 Epire 2 1 0 0
Annexion 1913 Crète 7 5 1 4
Annexions après 1913 Iles d’Egée 2 1 0 0
Annexions après 1913 Macédoine 2 1 0 0
  Etranger 13 10 1 4
  Total 149 100 27 100

Sources : Actes de décès 1859-1868, 1879-1884, 1899-1902. Dépouillement personnel. Fond d’archives du notaire D. G. Vouzikis.

Ce qui caractérise surtout ces femmes, c’est l’endroit où elles meurent : 65% des servantes décèdent à l’hôpital. Ce taux atteint 82% lors de la période 1899-1902. Nous savons que l’hospitalisation des pauvres était gratuite. Une servante malade doit générer des dépenses pour le médecin ou les médicaments, que l’employeur n’est pas forcément motivé de payer, surtout à partir du moment où la femme n’est pas en mesure de travailler.

Quelles sont les conditions de travail et les salaires de la servante ? Lorsque la jeune fille est mineure, le contrat est rédigé entre son père, qui la donne en location, et le futur patron. La somme fixée, le mode de paiement et sa nature sont définis par le contrat, comme les obligations et les sanctions de la jeune fille. La plupart des fois le père reçoit une somme le jour de la signature du contrat, qui est d’ailleurs soustraite à la rémunération de la jeune fille. Parfois le parent –ou le frère, est présent lors de la signature du contrat du règlement du salaire afin de recevoir la somme lui-même. La durée moyenne de la mise en location de la servante est de 7 ans alors que son salaire mensuel varie beaucoup et se cumule entre 0.1 et 1₤. Ces divergences sont sans doute dues à l’âge mais le manque de données suffisantes, ne nous permet pas de soutenir cette hypothèse. Un salaire moyen s’élève à 0.6£ entre 1886-1905, presque la moitié d’un serviteur de boutique. Le salaire annuel moyen d’une servante s’élève à 7.2£, c’est-à-dire presque la moitié du salaire des servantes en Grande Bretagne : à Berkshire en 1891 la rémunération de la « fourth housemaid » était de 14£627.

Bien entendu, la rémunération de la servante n’est jamais définie par mois, mais par an ou même se réfère à la somme totale que la fille va recevoir après la fin de son service. Quelquefois il est d’ailleurs précisé que pendant la première année, la servante doit travailler gratuitement ou avec une rémunération moins élevée que celle des années qui vont suivre. Parfois le paiement inclut des effets vestimentaires ou quelques ustensiles domestiques. Il s’agit du cas de Flora D. L., du village de Koropi d’Attique628. Après 5 ans de travail à la demeure de N. T., sa rémunération, reçue par son frère Panagis, est uniquement constituée de lingerie et de mobilier. Plus en détail il s’agit d’un coffret, de 6 chemises, 6 pantalons, 2 draps, 1 paire de coussinets, 1 manteau, une chemise de nuit, 6 mouchoirs pour les mains, 1 nappe en tricot, 2 cravates, un kilim, 1 couette, 1 marmite, un plat pour le four et 1 robe. La valeur de ces objets s’élève à 350 drachmes (13.2£).

Dans certains contrats il est mentionné que si la fille part plus tôt que le temps convenu ou que son maître n’est pas satisfait de son travail, elle ne sera pas payée pour ses services, mais elle va aussi devoir rembourser une somme à son patron. Une somme qui peut être équivalente au salaire d’une année de son travail, ou bien même du total de son service. Il est rare que le contraire soit mentionné dans le contrat. Cependant il semble de quelques cas de renouvellement de contrat que le salaire de la servante peut être augmenté.

Tableau 21 : Les domestiques athéniennes. Salaire et durée du travail
Année Etat matrimonial Position Signature Age Lieu d’origine Durée en années Salaire mensuel en dr. Salaire annuel en dr. Salaire mensuel en ₤ Salaire annuel en ₤
1887   Domestique N 6 Eubée 15.00 3 33 0.1 1.2
1886   Domestique - 9 Péloponnèse* 4.00 3 33 0.1 1.2
1879   Domestique N 10 Athènes* 15.00 3 33 0.1 1.2
1887   Domestique N   Attique 4.80 4 50 0.1 1.2
1880   Domestique N   Attique* 5.00 6 72 0.2 2.4
1889   Domestique N 16 Athènes 10.00 8 100 0.3 3.6
1909   Domestique N 40 Athènes* 15.00 8 100 0.3 3.6
1889   Domestique N   Attique* 1.60 8 100 0.3 3.6
1889   Domestique N   Péloponnèse 8.00 9 110 0.3 3.6
1889   Domestique N 23 Péloponnèse 12.00 10 125 0.3 3.6
1909   Domestique N Mineure Crète* 2.00 13 150 0.5 6.0
1890   Domestique N 13 Péloponnèse* 10.00 14 173 0.5 6.0
1890   Domestique -   Attique 6.00 14 250 0.5 6.0
1909   Domestique N   Crète* 2.30 18 220 0.7 8.4
1891   Domestique N   Péloponnèse 12.00 18 217 0.6 7.2
1891 M Domestique N   Thessalie 1.00 18 211 0.5 6.0
1890   Domestique N 13 Cyclades 0.22 19 223 0.6 7.2
1888   Domestique N   Athènes 9.60 20 239 0.6 7.2
1908   Domestique O   Eubée 5.00 20 240 0.7 8.4
1905   Domestique N   Péloponnèse 13.00 22 269 0.7 8.4
1887   Domestique N   Athènes 1.90 25 300 0.8 9.6
1889   Domestique N   Athènes 6.60 25 300 0.8 9.6
1890 V Domestique N   Cyclades 8.70 25 300 0.8 9.6
1891   Domestique N   Athènes 5.00 28 340 0.9 10.8
1889   Domestique O 7 Athènes 3.60 30 360 1.0 12.0
1889 V Domestique O   Péloponnèse 3.60 30 360 1.0 12.0
Valeur moyenne/médiane 7.00     0.6 7.2
1890   Femme de charge O   Athènes 1.6 111 1.332 3.6 43.2

Suite du tableau de la page précedente

Année Etat matrimonial Position Signature Age Lieu d’origine Durée en années Salaire mensuel en dr. Salaire annuel en dr. Salaire mensuel en ₤ Salaire annuel en ₤
1909   Femme de charge O   Constantinople 0.6 80 960 3.1 37.2
Valeur moyenne 1.1 95.5 1.146 3.35 40.2

Les cas notés dans le tableau (*) concernent le renouvellement du contrat de ces quatre filles.

Source : Fond d’archives du notaire D. G. Vouzikis.

Un cas rencontré est celui de la mineure Diamanto629 du village Dentro de Trikala de Corinthe, fille de l’agriculteur P. P. En 1886 le père donne en location sa fille Diamanto, 9 ans, à Giorgos M., procureur à l’Aréopage, pour une durée de 4 ans. La fille se doit de travailler gratuitement pour la première année alors que pour les trois années qui suivent elle va recevoir 100 drachmes (donc 33 drachmes par an). 4 ans plus tard, en 1890, le père et le procureur de l’Aréopage rédigent un contrat par lequel l’agriculteur reçoit ces 100 drachmes. Parallèlement l’agriculteur accepte de laisser sa fille au service du procureur pour une durée de 10 ans supplémentaires, contre une rémunération de 2.000 drachmes (c’est-à-dire en moyenne 200 drachmes par an)630.

‘« Le père n’aura le droit de toucher un seul centime de ce salaire, pour que cette somme serve pour la dot de la jeune fille. Le salaire annuel sera déposé par G. à la Banque Nationale avec un intérêt de 4% ; ou bien, il gardera cette somme lui-même[le patron] jusqu’à la fin de la décennie. Si D. part avant la fin de la décennie ou G. la renvoie, alors G. va quand même devoir payer les sommes convenues ». ’

Les servantes ne considéraient pas leur arrivée et leur installation comme permanente au sein de la capitale. Comment expliquer autrement l’habitude de 7 servantes sur 10, après 8 ou 13 ans de travail à Athènes, à continuer de déclarer comme lieu de résidence leur pays natal. Il est certain que certaines d’entre elles restent à Athènes après leur temps de service, surtout si elles s’y marient.

Malgré le fait que les servantes sont présentées par la presse comme des personnes ayant une tendance à effectuer des actes immoraux631, c’est le mariage qu’elles ont derrière la tête à long terme632. Après le croisement des actes notariés et des actes de mariage du Service de l’Etat Civil, nous avons réussi à rassembler des informations sur la biographie de 4 servantes : trois d’entre elles sont originaires de l’île d’Andros et la 4ème est Athénienne. La mobilité de ces servantes était assez intense633. La servante ne finissait pas toujours sa carrière dans la maison où elle l’avait commencée. Nous ne pouvons pas savoir combien de maisons elle sert tout au long de sa carrière ou à quel point ce phénomène est généralisé634. Cependant Poulheria M. d’Andros, quand elle est embauchée par Ioannis K., ingénieur en 1888, a 13 ans. Deux ans plus tard, en 1890, elle quitte la demeure de l’ingénieur. Nous perdons ses traces jusqu’en 1899 où elle épouse le cordonnier D. D. de Messologi. Il semble qu’elle a travaillé pendant 9 ans dans une autre maison avant de se marier.

Des actes d’achat et de vente disparates trouvés dans les archives de notre notaire, il en résulte que quelques servantes arrivaient à acheter un bien immobilier grâce à leur salaire, le plus souvent un petit terrain (en moyenne de 71m2) dans un quartier décentralisée de la ville ou dans un faubourg. La veuve Vassiliki K. en 1888 achète à un maçon une maison qui comporte un petit magasin au Nord Ouest de la ville, dans le nouveau quartier de Pinakota, pour 2.800 drachmes (88£), somme qui correspond à environ 13 ans de travail.

Notes
626.

Ministère de l’Economie Nationale, Direction du Travail, Rapports du personnel d’inspection du travail sur l’application des lois, an 1921, Athènes 1923, p.19.

627.

Le salaire le plus élevé était de 65₤ et concernait le salaire de la housekeeper. Pamela Horn, 2004, Tableau 4, p.211-212.

628.

Acte notarié no 2.386 du 7 mars 1889.

629.

Acte notarié no 4.204 du 3 octobre 1890. Dans le tableau 22, Diamanto se situe au 2e et au 12e ligne.

630.

Le salaire annuel de D. est défini à 120 drachmes pour les deux premières années, à 144 drachmes pour les deux années qui suivent, à 168 drachmes pour les deux années consécutives, puis à 192 pour deux autres années et à 240 drachmes pour les deux dernières années.

631.

« Hier, au milieu de la journée, l’agent de police, en descendant la rue Panepistimiou, a discerné des gouttes de sang sur le trottoir en face de la grande demeure Schliemann. En les suivant, il a trouvé au bord de la route, couvert de terre, un nouveau-né sans vie. L’agent réussit à découvrir que le nourrisson a été jeté par la servante de la demeure Schliemann. Le nourrisson était naturel ». Journal Empros, 7 décembre 1896, p.3.

632.

En France, à la fin du XIXe siècle, « la plupart des domestiques se marient et autour d’un tiers d’entre elles épousent des hommes dont la position est supérieure à celle de leur famille d’origine, en majorité des boutiquiers ou des artisans. Françoise Battagliola, « Mariage, concubinage, et relations entre les sexes. Paris 1880 – 1890 », in Genèses. Sciences sociales et histoire, Année 1995, Volume 18, Numéro 1, p.68-96.

633.

Comme le note Jean-Luc Pinol pour Lyon à la fin du XIXe et aux débuts du XXe siècle : Les domestiques ne restent pas longtemps en place dans la même maison. [ ] Les domestiques sont très mobiles et aucun lien familial, dans le cadre de leur activité professionnelle, ne contribue à les stabiliser. Jean-Luc Pinol, 1991, p.68.

634.

Dans un article du Journal de Femmes, il est noté qu’il y une catégorie des domestiques qui « changent des maisons comme elles changent les chemises ». Kalliroi PARREN, « Une question familiale très importante. Les domestiques et la police », in Journal de femmes, 26 mars 1889.