Prix du loyer et ségrégation sociale

Les prix des loyers par quartiers tirés des baux de location, semblent confirmer les résultats des actes de décès du Service de l’Etat Civil. Entre 1886-1891, les loyers les moins chers (c’est-à-dire entre 0.1 et 2£)694 sont notés dans les faubourgs qui se trouvent en dehors des limites strictes de la ville et dans des quartiers qui constituent les limites de la capitale. Il s’agit du quartier de Théssio où se trouve aussi le terminus du chemin de fer qui relie Athènes avec le Pirée et le quartier de Makriyianni, un quartier avec un faible développement urbain où se trouvent l’hôpital militaire mais aussi les lignes du tram. Le quartier de Metaxourgio, aussi propose des loyers bon marché. Il s’agit d’un quartier productif, couvert de petits ateliers et d’unités productives (comme l’huilerie et la boulangerie de l’ex Filature de soie et des ateliers de sidérurgie de l’Orphelinat Hatzikonsta).

Au contraire les quartiers les plus chers sont le centre commercial de la capitale et le quartier de Kolonaki, où, comme nous l’avons vu, dès les années 1860 le pourcentage de l’élite qui y réside est plus important que celui des couches sociales modérées. Le quartier de Ioulianou - Filadelfeos présente un loyer élevé aussi ; il s’agit d’un quartier en dehors du centre historique, au Nord de la Place d’Omonia. Un petit quartier (constitué de 4 rues parallèles) qui se trouve entre deux quartiers qui enregistrent des loyers très bas. Le voisinage immédiat avec l’Ecole Polytechnique et le Musée Archéologique, mais aussi avec les Champs de Mars où se trouvait l’école militaire semble conduire les membres de la haute société à choisir ce quartier en tant que quartier de résidence.

1886-1891. Prix de loyers. Echelle 1 : 50.000
1886-1891. Prix de loyers. Echelle 1 : 50.000

Source : Actes notariés 1886-1891. Cartographie N. Tsigkas.

Le fait que dans les baux de location soient enregistrées les adresses précises des maisons est important695. Il s’agit d’une information qui nous aide –dans certains cas- à étudier de grandes paroisses « au microscope ». Ainsi nous pouvons clarifier la réalité du quartier d’Exarhia, qui regroupait des taux importants des deux couches sociales. Les couches populaires sont rassemblées dans la partie nord du quartier, c’est-à-dire à une distance plus éloignée du centre ville. L’avenue Alexandras qui voisine avec la partie nord de ce quartier, une artère importante même aujourd’hui, elle a été tout juste ouverte en 1878. La liaison entre cette avenue et la rue importante Ippokratous n’a été effectuée qu’à la fin du XIXe siècle, dans le cadre des travaux entrepris pour les Jeux Olympiques de 1896. Il s’agit donc d’un quartier limitrophe de la capitale.

Deux décennies plus tard, entre 1905-1909, les loyers des faubourgs agricoles à proximité du Dème d’Athènes restent bon marché et surtout fréquentées par les couches populaires. Il semble que le chemin de fer Athènes-Péloponnèse forme un phénomène « atypique » de rive gauche-rive droite, ce qui n’est pas observé pour les deux grandes artères, la rue Pireos et la rue Patission.

Les loyers des quartiers les plus centraux et les plus importants valent dorénavant 2£ et plus. Le seul quartier où le loyer est moins cher est le quartier de Psirri. Fait qui nous surprend, lorsque le loyer moyen de ce quartier était bien plus élevé pendant la période précédente. Encore une fois, l’étude à une petite échelle des rues nous montre que les loyers les plus bas se trouvent à proximité de l’église d’Agioi Assomati et donc près de la station ferroviaire et près de la place des Agioi Anargiri. Il est clair que la qualité et le volume de la maison qui est mise en location diffèrent beaucoup à chaque fois.

En tout cas ce quartier et le quartier de Kolonaki sont les seuls où le prix moyen du loyer note une baisse696. Dans les 16 autres quartiers le prix moyen du loyer augmente. Pour 8 d’entre elles, l’augmentation est tellement importante que ce quartier soit classé dans une autre tranche du classement général. Les faubourgs éloignés restent bon marché alors que les augmentations des loyers les plus importantes sont notées dans des quartoers qui appartiennent au centre historique de la capitale.

1905-1909. Prix des loyers. Echelle 1 : 50.000
1905-1909. Prix des loyers. Echelle 1 : 50.000

Source : Actes notariés 1886-1891. Cartographie N. Tsigkas.

Tableau 43 : 1886-1909. Prix moyen du loyer selon les quartiers de la ville
1886-1891 1905-1909
Quartiers N de contrats Loyer moyen N de contrats Loyer moyen
A’ Nekrotafio 2 0.92 2 0.68
Averoff     1 1.30
Agios Georgios     12 2.51
Agios Konstantinos – Pl. Vathi     1 1.62
Agios Loukas 5 0.72 7 1.16
Agios Panteleimon 1 0.97 1 1.46
Agios Pavlos 1 1.46 4 2.39
Acadimia Platonos 1 0.65 6 1.12
Ampélokipi     1 2.13
Ethnikos Kipos Kallimarmaro 1 11.39 1 1.30
Exarhia 14 2.18 5 2.85
Théssio 1 1.23 5 1.72
Ioulianou Filadelfeos 5 3.67 18 3.90
Kalliga     6 3.20
Keramikos     24 2.08
Kolonaki 24 3.73 20 3.06
Lofos Strefi 6 1.48 38 2.86
Makriyianni 1 0.95 17 2.33
Metaxourgio 18 1.73 22 2.10
Monastiraki - Plaka 14 2.21 21 2.36
Moussio 7 2.63 17 5.23
Neapoli 34 2.99 32 3.37
Platia Attikis 1 1.41 5 2.36
Platia Vathi – Agios Constantinos 23 2.23 37 3.96
Platia Victoria     8 2.77
Plastira     1 0.49
Emporiko kentro 41 3.08 36 3.15
Tris Ierarhes     2 1.37
Psirri - Koumoundourou 39 2.05 20 1.94
  239 1.89 370 2.33

Source : Fond d’archives du notaire D. G. Vouzikis. Dépouillement personnel.

Le quartier qui présente le loyer moyen le plus élevé est le quartier de Moussio, quartier qui n’existe pas dans les actes de décès du Service de l’Etat Civil. La raison est simple : le quartier du Moussio n’inclut pas d’église paroissiale dans ses limites. Nous avons vu auparavant que le quartier voisin d’Exarhia (paroisse de Z. Pigis) est plutôt préféré par l’élite athénienne qui en fait, réside dans le quartier du Moussio. Notre échantillon pour cette période est petit : à peine 5 maisons qui hébergent pourtant plusieurs appartements. Un médecin, Antonios K., décide d’habiter en 1907 dans l’une d’elle, rue Kaniggos et Halkokondili (propriété M. P.) et il débourse 6.5£ par mois. En 1908 un entrepreneur décide de résider à l’étage du dessous pendant 5 mois en payant 6.7 £. Puis par la suite un chimiste le loue pour 7.5£. Un commerçant s’installe à l’étage du milieu (Theodoros G.). Enfin, en 1909, Umberto L., fonctionnaire, loue la moitié de l’étage (5 chambres) du bas pour une somme de 4.6£ par mois. Dans ce quartier, sur la rue Tzortz, le couturier M. met en location l’étage supérieur de sa maison, qui abrite 4 chambres, une cuisine et une buanderie. En 1906 une veuve sans emploi particulier le loue pour 2.7£ par mois. En 1908 une couturière le loue pour 2.8£ par mois. Le traitement des données du Guide d’Igglessis nous montre que 40% des habitants de la rue Kaniggos, 50% des résidents de la rue Tzortz et 60% des habitants de la rue Halkokondili appartiennent à l’élite athénienne. La différence entre le prix des loyers de ces deux maisons est claire, et sous-entend le caractère social mélangé de ce quartier.

La différence notable entre le prix du loyer le plus important et le moins important est aussi observé dans d’autres quartiers, surtout lorsqu’il s’agit des quartiers centraux. Lors des deux périodes, les régions où le loyer le plus élevé est enregistré697 sont aussi celles qui présentent les différences les plus importantes entre le loyer le moins cher et le loyer le plus coûteux.

Tableau 44 : 1886-1909. Prix extrêmes du loyer selon les quartiers de la ville
Quartiers 1886-1891 1905-1909
Prix minimal Prix maximal Ecart Prix minimal Prix maximal Ecart
A’ Nekrotafio 0.86 0.97 0.11 0.55 0.81 0.26
Averoff -     1.3    
Agios Georgios -     0.56 4.06 3.5
Agios Konstantinos – Pl. Vathi -     1.62    
Agios Loukas 0.26 0.97 0.71 0.91 1.55 0.64
Agios Panteleimon 0.97     1.46    
Agios Pavlos 1.46     0.98 3.48 2.5
Acadimia Platonos 0.65     0.82 1.36 0.54
Ampelokipi -     2.13    
Ethnikos Kipos Kallimarmaro 11.4     1.3    
Exarhia 1.08 4.32 3.24 1.47 4.89 3.42
Théssio 1.23     0.98 2.54 1.56
Ioulianou Filadelfeos 2.47 7.12 4.65 1.3 7.93 6.63
Kalliga -     1.86 5.21 3.35
Keramikos -     0.39 3.26 2.87
Kolonaki 0.97 7.07 6.1 0.77 4.45 3.68
Lofos Strefi 0.93 2.16 1.23 0.72 4.55 3.83
Makriyianni 0.95     0.29 3.98 3.69
Metaxourgio 1.02 2.78 1.76 1.3 3.62 2.32
Monastiraki - Plaka 1.12 5.82 4.7 0.58 7.74 7.16
Moussio 0.93 4.32 3.39 1.95 7.45 5.5
Neapoli 0.63 8.72 8.09 0.49 7.01 6.52
Platia Attikis 1.41     1.95 3.26 1.31
Platia Vathi – Agios Constantinos 0.26 5.34 5.08 0.58 8.15 7.57
Platia Victoria -     1.47 3.69 2.22
Plastira -     0.49    
Emporiko kentro 0.94 8.62 7.68 0.56 8.51 7.95
Tris Ierarhes -     1.19 1.55 0.36
Psirri - Koumoundourou 0.63 4.75 4.12 0.72 3.68 2.96

Source : Fond d’archives du notaire D. G. Vouzikis. Dépouillement personnel.

Nos deux sources confirment la faible ségrégation sociale. Le phénomène de la coexistence est beaucoup plus marqué au milieu du siècle, lorsque l’étendue de la capitale est très limitée et les différentes exploitations du territoire ne sont pas différenciées. Seule l’ancienne ville ottomane, où le montant des loyers est de toute évidence moins élevé, présentait un caractère populaire certain. Dans les autres quartiers l’élite coexistait avec les couches populaires.

Au début du XXe siècle, le phénomène de la coexistence perdure. Cependant l’augmentation du prix des loyers dans les quartiers centraux « forcent » les couches populaires à s’en éloigner encore plus, pour s’installer dans des quartiers décentralisées ou même en banlieue. Lors de cette période l’élite commence à montrer sa tendance à préférer les quartiers du Nord (aujourd’hui, les quartiers chics sont au Nord), sans trop s’éloigner du centre cependant. Dès le début du XXe siècle donc, sans que le centre soit fermé pour les couches populaires, la tendance de l’élite à résider au centre de la capitale, où sont rassemblées les banques, les ministères, le Palais et l’Université transparaît. Quelques décennies plus tard la généralisation de l’emploi des moyens de transports communs et/ou de la voiture, le « ghetto » qui se forme autour des stations ferroviaires, l’habitation des banlieues vont peut être changer cette image. Peut être que simplement ils vont la faire perpétuer, si l’on tient compte du fait que le centre historique rassemble même aujourd’hui encore les activités économiques, administratives mais aussi culturelles de la ville. Il va falloir attendre les réponses des historiens des villes du XXe siècle pour le savoir.

Notes
694.

Nous rappelons que lors de cette période le salaire moyen mensuel d’un serviteur de boutique est de 1£ et celui d’un ouvrier qualifié dans l’artisanat ou d’un employé de commerce est de 2£.

695.

Tout au moins la rue. Les numéros n’y sont pas toujours inscrits.

696.

La baisse observée dans le quartier de Psirri (-6%) est bien moins importante que celle notée à Kolonaki (-18%). Mais le loyer déjà élevé de la période précédente à Kolonaki ne laisse pas transparaître cette diminution. Ce n’est pas le cas à Psirri. Le petit nombre de baux de location pour le quartier du Jardin National (Ethnikos Kipos) (d’1 pour chaque période), ne nous permet pas d’arriver à des conclusions valables sur la forte diminution (-88%) du prix moyen du loyer pour ce quartier. C’est la même chose pour le quartier du cimetière (A’ Nekrotafio).

697.

Lors de la première période le phénomène est observé dans les quartiers de Neapoli et du Centre Commercial alors que lors de la deuxième période dans le quartier du Centre Commercial et le quartier de Agios Konstantinos - Pl. Vathis.