Conclusion

Il est vrai que dans l’historiographie grecque, l’histoire sociale et la démographie historique ne sont pas très présentes. Même si quelques rares tentatives ont été notées, elles ne touchent pas au sujet de la capitale au XIXe siècle. Les tableaux des recensements ont plusieurs fois été utilisés. Cependant les données exploitées ne concernent que la taille de la population et l’activité professionnelle des habitants. Il est donc bien connu que l’explosion de la jeune capitale est enregistrée entre 1856 et 1861. Lors de la période suivante (les années 1860), le taux moyen annuel de la croissance de la population chute soudainement. Le rythme annuel du taux moyen annuel de la croissance de la population va noter ensuite une poussée importante lors des années 1870 et restera à des niveaux élevés pour deux décennies, pour arriver à son zénith à la fin des années 1880.

Lors de la période étudiée la population d’Athènes est en pleine expansion. C’est cette explosion démographique que j’ai essayé d’examiner : Repérer tout d’abord à quel point cette explosion est due à la baisse de la mortalité et à une hausse de la nuptialité, de la fécondité et des naissances. Puis étudier l’autre facteur important de cette explosion, l’important flux migratoire vers la capitale. En général, l’étude des actes de naissances, de mariages et de décès permet d’appréhender et d’expliquer ce type de changements. Mais l’absence des actes de naissances du Service de l’Etat Civil et les lacunes observées dans l’archive des actes de mariage du Service de l’Etat Civil ne me permettent pas de donner des réponses définitives. Malheureusement, à partir du moment où il n’y a pas de telles archives, l’histoire démographique d’Athènes –mais aussi de la Grèce- au XIXe siècle ne peut pas être écrite. Cependant, l’étude attentive des actes de décès du Service de l’Etat Civil peut nous offrir quelques réponses et nous conduire vers quelques hypothèses.

Selon donc les tableaux des recensements, la population athénienne lors de la deuxième moitié du XIXe siècle, elle est surtout masculine, jeune et célibataire. Il semble de la base relativement étroite de la pyramide des âges en 1879 et de celle de 1907 que la part de la population jeune est assez limitée à Athènes. Fait assez notoire lorsque nous comparons la ville d’Athènes avec le reste du pays. Cependant, là où clairement domine la population de la capitale, est aux âges de 15 à 34, c’est-à-dire aux âges qui correspondent à la population économiquement active. Un fait qui est certainement dû au grand flux migratoire.

Les articles scientifiques de l’époque soutiennent que la mortalité infantile relativement élevée notée au sein des villes grecques n’est pas due à la mauvaise hygiène des nourrissons mais à la grande mortalité des nourrissons abandonnés. Ils notent par ailleurs que l’hygiène des enfants est bien plus déplorable que celle des nourrissons. Selon les études les plus récentes, la mortalité infantile présente des tendances à la baisse déjà à partir des années 1860. Bien sûr, faute du manque de sources sur les naissances, nous ne pouvons pas étudier l’évolution de la mortalité infantile. Mais l’analyse statistique des actes de décès montre que l’analogie du nombre des décès infantiles et du nombre total des décès reste stable -à des niveaux élevés (26%)- pendant toute la période étudiée. Il se passe la même chose pour les nourrissons abandonnés (7%). Notre source ne semble donc pas confirmer les affirmations précédentes, selon lesquelles la mortalité infantile diminue. Bien entendu ce fait est le modèle dans les pays d’Europe occidentale vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Mais dans ces pays des systèmes d’égouts ont été construits, le système de distribution des eaux a été amélioré et les pratiques de Pasteur ont été appliquées. Par ailleurs, dans des pays comme la France, ils envoyaient les nourrissons chez des nourrices à la campagne, ce qui fait que les décès sont plutôt enregistrés dans le milieu rural que dans le milieu urbain. Rien de tel n’est noté à Athènes. Les infrastructures vont être largement améliorées vers les années 1920, alors que les pratiques de Pasteur seront lentement appliquées. De plus, même au début du XXe siècle, des articles dans le presse continuent à essayer de convaincre les mères de nourrir elles mêmes leur nourrissons, et c’est les nourrices qui viennent s’installer à la capitale.

Au contraire le changement important concerne, la diminution du pourcentage des décès des enfants et l’augmentation du pourcentage des personnes qui meurent après 45 ans. Il semble donc qu’au début du XXe siècle il y a un début d’amélioration de l’hygiène publique. Ce qui est par ailleurs confirmé par l’augmentation de l’âge moyen au décès, de 23 ans lors des années 1860 à 28 ans à la fin du siècle.

La population continue à augmenter à un rythme rapide malgré la haute mortalité infantile et la fécondité (probablement) faible de la capitale. Derrière cette augmentation se trouve e la capitale. Il est caractéristique que sur le total de la période étudiée, tout juste 23% des hommes et 37% des femmes de plus de 15 ans sont nés à Athènes.

Bien entendu, nos sources ne sont pas suffisantes pour étudier de manière exhaustive les caractéristiques des immigrés. Malheureusement, à ma connaissance, il n’existe pas une source similaire au Aufenthaltskontrolle qui existe à Bâle698. Nous ne pouvons pas connaître la taille de la population mobile ou flottante ni la durée de séjour à Athènes. Et ceci est un obstacle à notre recherche. Mais l’étude de nos sources nous permet toutefois d’éclairer certaines caractéristiques du flux migratoire vers la capitale.

Les hommes sont ceux qui arrivent principalement à Athènes, pour tenter leur chance et améliorer leur destin. Il semble que, comme à Paris, les jeunes ne viennent pas en ville pour se regrouper avec des natifs de leur région et pour vivre une vie de provincial transplanté mais bien pour tenter une aventure nouvelle. Le nombre important de mariages mixtes (45%) le prouve. La société athénienne est présentée comme une société ouverte, qui permet une installation facile et la réhabilitation des nouveaux venus. L’âge moyen au décès plus ou moins identique pour les personnes de plus de 15 ans, qu’ils soient immigrés ou athéniens, confirme cette hypothèse.

Une capitale constitue avant tout le centre administratif, militaire, culturel et banquier d’un Etat. Elle n’a pas besoin d’être « productive » pour se développer. C’est d’ailleurs ce qui est observé dans la plupart des capitales699. Par ailleurs, l’activité féminine salariée n’est pas encore répandue en Grèce700 ; il n’y a pas d’usine importante de filature de soie ou de filature à Athènes ; deux branches où l’activité féminine domine. Nous en déduisons donc que c’est principalement des hommes qui constituent le courant migratoire. C’est d’eux dont à besoin la capitale pour combler les nouveaux postes.

Les taux de célibat élevés qui sont notés au sein de la capitale sont indicateurs du fait que le courant migratoire vers Athènes est surtout constitué de célibataires. Cependant l’analyse des actes de décès du Service de l’Etat Civil montre que le phénomène touche tout aussi bien les Athéniens que les immigrés. Ce n’est donc pas les immigrés qui poussent le taux des célibataires vers le haut. Peut être que ces taux sont entraînés par la (difficile) réalité économique vécue par les habitants de la capitale. Nous ne savons pas si, lorsqu’ils viennent en ville, ils sont célibataires ou mariés. En tout cas, même s’ils ont des enfants, ils arrivent seuls. D’ailleurs il semble qu’avec le temps les immigrés décident de venir à Athènes de plus en plus jeunes. Ce qui est intéressant c’est que vers la fin du siècle le taux des immigrées augmente considérablement, ce qui indique que de plus en plus de femmes vont tenter leur chance à la capitale. En même temps, le taux des personnes mariées (hommes ou femmes) commence à augmenter. Nous supposons donc que vers la fin de notre période les immigrés qui arrivent à la capitale sont mariés.

C’est les régions de la Vieille Grèce qui apportent principalement des nouveaux habitants à la capitale. Les femmes viennent d’ailleurs surtout des îles (donc voyagent en bateau) alors que les hommes proviennent de départements plus éloignés. De départements qui ne sont pas toujours directement reliés à la capitale.

Les départements du Péloponnèse qui ont été touchées par la crise des raisins secs (Achaïe, Ilia) n’envoient pas beaucoup d’individus vers Athènes. La plupart des individus du Péloponnèse viennent de villes comme Tripoli et Argos. Mais les personnes venant des Iles ioniennes, malgré le fait que leurs régions ont été touchées aussi par la crise, ne rappellent en rien par leur profession un passé agricole une fois installés au sein de la capitale. Nous ne connaissons pas les mécanismes qui conduisent les immigrés à la capitale. Cependant il semble que des réseaux familiaux ou d’entraide déterminent la stratégie « d’insertion » dans l’environnement athénien.

Mais quelle est cette société de la capitale et pourquoi tellement de personnes y sont attirées ? Jusqu’au jour d’aujourd’hui, les analyses de la composition professionnelle de la capitale étaient effectuées à partir les tableaux des recensements. Même si ces tableaux donnent une idée de l’image de la société athénienne, ils ne sont pas dispensés des problèmes entraînés par l’utilisation de ce type de source et qui sont rencontrés aussi dans d’autres pays occidentaux. Pour la première fois, nous utilisons donc deux sources originales pour étudier la réalité sociale de la capitale lors de la deuxième moitié du XIXe siècle et du début du XXe : les actes de décès du Service de l’Etat Civil et le fond d’archive du notaire d’Athènes D. G. Vouzikis.

Dans la troisième partie, le centre de la recherche est la société athénienne. En exploitant tout d’abord les deux sources mentionnées j’ai défini 15 grands groupes socioprofessionnels pour les hommes de plus de 15 ans et j’ai essayé d’esquisser la composition sociale de la capitale. Bien entendu, l’utilisation de sources supplémentaires (registres d’impôts et listes nominatives des recensements) aurait pu aider à apporter des réponses plus définitives. Mais selon mes connaissances il n’y a pas de telles archives pour Athènes. Peut être que la mise en catalogue des archives du ministère de l’Intérieur (et donc des archives de la police) par les Archives Générales de l’Etat éclaireront ces sources. Nous sommes en attente.

Le fait le plus important qui ressort de ces sources, c’est que Athènes, à l’échelle d’une capitale méditerranéenne, est une ville productive. Bien entendu, il n’y a pas de grands établissements de production en son sein (d’ailleurs celles-ci vont apparaître après 1920). Pourtant, c’est le destin des capitales, ou plus correctement leur rôle. La « productivité » de la capitale s’appuie sur des petites unités artisanales et de petites usines, qui couvrent tout d’abord les besoins de consommation de base d’une population en développement. La manufacture (artisans et ouvriers) occupe une bonne part de la population masculine athénienne. Une part qui a tendance à augmenter tout au long de la période qui cadre ma recherche : de 34% au début de la période, ce pourcentage touche finalement 39% au changement du siècle. Le taux des agriculteurs/jardiniers est aussi élevé. Bien entendu, la part des fonctionnaires et des militaires est notable. Mais il vaut bien de noter que la part des fonctionnaires reste stable alors que celui des officiers diminue. Par ailleurs, en comparaison avec le reste des capitales méditerranéennes, ce n’est pas Athènes qui détient la première place dans ces deux domaines. C’est les fonctionnaires et les militaires, comme les commerçants et les employés, qui se trouvent derrière la part importante que constituent les couches moyennes à Athènes : presque 3 habitants sur 5 de la capitale en font partie.

Athènes reste cependant la capitale d’un pays pauvre. L’argent liquide est rare. Les dots trouvées dans les archives de notre notaire le confirment. Ce qui fait la différence en ce qui concerne la valeur de la dot, ce n’est pas le bien immobilier701, mais l’argent liquide.

Les salaires de la capitale à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle sont faibles. C’est tout au moins ce qui ressort des contrats d’embauche ou de paiement d’ouvriers qualifiés dans l’artisanat, de jardiniers, d’employés et de serviteurs qui se trouvent dans les archives de Vouzikis. Les inégalités des salaires sont notables et, bien entendu, les salaires élevés représentent une minorité. Malheureusement, le petit nombre de testaments et d’inventaires après décès ainsi que l’absence de registres des impôts ne nous permet pas d’étudier des fortunes athéniennes. Cependant, par les baux de location surtout, j’ai réussi à former une idée sur les possibles revenus supplémentaires des travailleurs. La possession de quelque bien immobilier –même par les couches les plus populaires de la société athénienne- et les revenus qu’il peut rapporter à son propriétaire par son location semblent être assez utiles pour les Athéniens, car ils leur permettent de payer leurs dépenses journalières.

J’ai essayé de construire un exemple de la diététique athénienne pour la fin du XIXe siècle, sans totalement le réussir. Je n’ai pas trouvé de source qui puisse m’aider et je garde mes précautions en ce qui concerne ce menu. Il semble que beaucoup d’Athéniens, comme l’écrit de manière caractéristique Roïdis, sont obligés de se plier à une vie ascétique. Cependant, ce n’est apparemment pas les dépenses pour se nourrir qui représentent la plus grande partie des dépenses des Athéniens, comme c’est le cas dans le reste des villes que nous connaissons. Au contraire, c’est le coût du loyer qui est très élevé. Selon les archives de notre notaire un loyer moyen lors de la période 1886 - 1891 est de 2.5£ alors que pendant la période 1905-1909 il est évalué à 2.7£. Si nous tenons en compte du fait qu’un salaire moyen d’un ouvrier qualifié dans l’artisanat lors du milieu du XIXe siècle est de 2£, on conclut que le coût des loyers à Athènes est assez élevé. Bien entendu, il faut que ces chiffres soient validés. Je reviendrai sur ce point.

Les prix élevés des loyers semblent être l’une des raisons principales qui conduisent les couches populaires à abandonner le centre de la ville. Dans le dernier chapitre de ma recherche, j’ai essayé d’étudier le phénomène de la ségrégation au sein de la capitale. Dans cette jeune capitale qui couvre une surface limitée, la ségrégation n’est pas encore très marquée. Pourtant quelques tendances commencent à apparaître. D’une part, nous observons l’éloignement du centre ville des couches populaires et leur installation dans des faubourgs, dans des quartiers décentralisés ou dans des quartiers se trouvant à proximité des réseaux ferroviaires de la ville. D’autre part, nous remarquons le fait que l’élite préfère résider près du centre historique –et donc à proximité des services élémentaires de la ville- mais aussi sa tendance à se tourner vers des quartiers du Nord.

Malheureusement dans les sources que j’ai utilisé l’activité féminine n’est pas enregistrée de manière exhaustive. Malgré ça nous avons réussi à apprendre certaines choses, surtout en ce qui concerne les servantes, mais aussi sur le reste des femmes actives.

Certes, l’histoire d’une ville ne peut pas être faite dans le cadre d’un doctorat, par une seule personne ou même par une seule équipe de recherche. Le matériel archivistique inexploité sur la ville d’Athènes est abondant et les questions qui restent sans réponses restent nombreuses. Je sais que quelquefois, ce travail n’a pas réussi à offrir de réponses définitives. J’espère cependant qu’il a réussi à couvrir certaines lacunes dans l’histoire sociale d’Athènes de façon à ce que les futures recherches n’aient pas besoin de commencer une nouvelle fois à zéro. Soutenir une thèse de doctorat, d’ailleurs, ne signifie pas la fin, mais au contraire, le début d’un voyage.

Notes
698.

René Lorenceau, Bâle de 1860 à 1920 : croissance et mobilités urbaines, Thèse de Doctorat sous la direction de Jean-Luc Pinol, Université François Rabelais Tours, mai 2001.

699.

Par exemple à Londres, capitale d’un pays industriel à l’origine.

700.

Les tâches d’office féminines comme dactylographes, opératrices, n’existent pas encore au sein de la société grecque.

701.

Comme à Milan.