Introduction

Dans le contexte de l’Union européenne et d’une immigration diversifiée, l’enseignant du primaire enseigne la langue et la culture française et éduque à la citoyenneté européenne. Depuis 1989, il enseigne également une langue et culture étrangère, et les objectifs de cet enseignement ne se limitent pas au développement de compétences linguistiques et culturelles dans une langue donnée : les enseignants sont invités à voir l’enseignement des langues comme un terrain pour l’éducation plurilingue et interculturelle :

‘La formation en langues est une occasion privilégiée de travailler sur la relation à la différence (…) La tolérance est également une valeur à promouvoir, en tant qu’acceptation de la différence, dans le cadre d’une réflexion menée sur les répertoires plurilingues. Il faut amener les étudiants à prendre conscience de la diversité de leur propre répertoire afin qu’ils puissent par la suite reconnaître et accepter la diversité du répertoire des autres. (Beacco, 2003 : 191-192)’

Cette thèse s’intéresse à ce « nouvel » enseignement des langues à l’école primaire. Nous articulons notre étude autour d’un constat et de deux hypothèses. Le constat est empirique : dès 1989, première année de l’enseignement de langues sur l’ensemble des écoles primaires en France, nous avons été enseignante et formatrice d’enseignants pour cette jeune didactique des langues à l’école. Nous avons constaté, dans nos visites de classe et dans les temps de formation, un écart entre d’une part les discours des didacticiens portant sur les apprentissages linguistiques et le plurilinguisme, et d’autre part les pratiques de classe et les discours des enseignants. Ce constat nous a amenée à formuler deux hypothèses. La première est celle de l’impact qu’a sur cet écart l’environnement des enseignants. La seconde concerne les moyens à mettre en œuvre en formation pour le réduire.

Bien que notre travail ait été impulsé par l'enseignement des langues étrangères à l'école, les formations que nous concevons s'adressent également à ceux qui enseignent une langue étrangère comme à ceux qui accueillent des enfants de migrants. Le nombre d'enseignants de primaire spécialisés dans l'accueil de migrants diminue ; l'instituteur ou le professeur d'école généraliste enseigne à la fois le français langue matière, le français langue seconde (aux enfants nouvellement arrivés) et la langue étrangère. Eddy Roulet (2000 : 34 – 41) a développé l'idée d'une didactique intégrée de la langue maternelle et de la langue seconde et a retracé le parcours de cette option depuis Lancelot et Bally au XVIIème siècle jusqu'à Hawkins et Adamczewski dans les années 1960-1970. Ce qu'il écrit à propos de la didactique intégrée du français langue maternelle et langue seconde peut s'étendre à la didactique de la langue étrangère :

‘Il est temps d'exploiter les propriétés communes des langues et des discours et de reconnaître l'apport de certaines formes de réflexions métalinguistiques et méta discursive pour développer une didactique intégrée des langues maternelles et secondes. C'est devenu une tâche encore plus pressante avec le développement dans tous nos pays des classes dites pluriethniques (2000 : 36).’

La formation à la didactique des langues telle que nous la pratiquons tente d'ores et déjà d’être une formation à une didactique intégrée, et de répondre aux besoins des enseignants généralistes, et la « transposition » (Chevallard, 1985) à laquelle nous nous intéressons pour ce travail est celle des savoirs sur les apprentissages langagiers sans cloisonnement entre langue maternelle, seconde et étrangère.

Nous nous fonderons en effet pour ce travail sur la définition que donne Yves Chevallard (1985) de la transposition didactique comme processus de transformation du savoir savant au savoir enseigné ; ou plus précisément comme le « travail » pour construire un objet d’enseignement, un savoir à enseigner à partir des savoirs savants et des propositions telles que celles faites par Béacco ou Roulet et évoquées dans les pages précédentes. Celles qui traitent des répertoires plurilingues et pluriculturels appartiennent principalement à la sociolinguistique impliquée en didactique des langues ainsi qu’à deux autres domaines de connaissances : les études (inter)culturelles et celles portant sur les migrations. Mais, outre la transposition des savoirs savants, nous voulons prendre en considération également des savoirs sociaux, et en particulier ceux vécus par les élèves eux-mêmes (ou du moins par certains d’entre eux) quant à ces questions de plurilinguisme et d’interculturalité. D’une part, en effet, les langues et les cultures des élèves sont des objets non scolaires inévitablement présents dans la classe ; d’autre part, la prise en compte des ressources linguistiques et culturelles de l’apprenant est l’une des propositions marquantes des savoirs savants didactiques sur lesquels nous nous fondons. Il s’agit donc d’une double transposition didactique, qui s’oppose à l’action enseignante la plus fréquente qui consiste à chercher à faire renoncer l’apprenant à ses savoirs sociaux pour les remplacer par des concepts issus des savoirs savants. L’exemple le plus communément cité pour illustrer ce changement de représentation est celui de la course du soleil : le savoir social selon lequel il se lève à l’est et se couche à l’ouest n’a pas droit de cité à l’école et doit être remplacé par celui de la terre qui tourne autour du soleil. Généralement, cependant l’ « ancien » savoir social, bien que « faux », perdure et coexiste avec le savoir enseigné : il se montre d’ailleurs bien utile dans la vie quotidienne quand il s’agit de s’orienter par exemple. Or en didactique des langues, contrairement à la didactique de l’astronomie, le but de l’enseignement est surtout de permettre aux élèves de se débrouiller quotidiennement grâce aux langues apprises plus que de les rendre capables d’analyser grammaticalement des énoncés. Ni l’étanchéité entre savoirs savants et savoirs sociaux ni la supériorité des premiers sur les seconds ne sont des éléments de la didactique plurilingue.

Une autre caractéristique de la transposition didactique à laquelle nous voulons contribuer par ce travail tient à ses objectifs : nous n’envisageons pas que soit constituée à partir des savoirs sur les répertoires plurilingues et pluriculturels une nouvelle discipline scolaire qui serait « le  plurilinguisme ». Il s’agit plutôt de construire une didactique plurilingue qui soit applicable à chaque langue enseignée et qui participe à une éducation plurilingue, à la fois en puisant dans les savoirs savants et dans les savoirs sociaux des élèves des ressources et des outils au service de l’enseignement des langues, et en permettant à l’élève de développer les compétences nécessaires aux apprentissages linguistiques et interculturels tout au long de sa vie.

Telle est donc notre question de recherche : quels sont les obstacles que rencontre dans l ‘école française un tel projet de didactique intégrée, déjà vieux de presque trente ans (Eddy Roulet : 1980) et comment peut-on contribuer à les surmonter ?