1. Echapper à la confusion des langues

1.1. Le bilinguisme marginalisé

Au 13ème siècle, un homme bilingue était réputé être un homme menteur et tenir deux discours. Les humanistes, lorsqu’ils s’intéressaient à l’enseignement et à la pratique des langues, ne s’intéressaient pas au plurilinguisme du plus grand nombre : les masses exclues de l’instruction vivaient un plurilinguisme de contacts et le plus souvent oral. Les propositions de Rabelais, Montaigne ou Comenius concernaient l’instruction et les performances d’une minorité d’érudits, qui étudiaient le latin ou d'autres langues pour apprendre et partager des connaissances écrites. Bien plus tard, en Europe, la scolarisation de masse coïncida avec l’avènement des états-nations fortement attachés à l’identité linguistique, ce qui amena à occulter les plurilinguismes existants. Par ailleurs, les états européens du 19ème siècle, en pleine expansion colonialiste, mesuraient le monde à leur propre aune, et ne faisaient guère cas des plurilinguismes d’Afrique et d’Asie. Dans ce contexte, l’école avait pour mission de promouvoir et de valoriser la langue nationale ; une fois l’usage des langues régionales découragé, il fut considéré que la plus grande partie des élèves étaient monolingues et que les élèves bilingues représentaient une minorité problématique. Dans des sociétés tout entières tendues vers la stabilité de l’état nation, le bilinguisme fut alors décrit comme une bizarrerie qui pouvait même se révéler nocive pour l’individu :

‘On a longtemps cru (ou fait croire) que le bilinguisme freinait le développement des capacités intellectuelles des enfants, qu’il était responsable d’échecs ou de retards scolaires, qu’il générait des troubles divers (dyslexie, bégaiements), bref qu’il pouvait induire des confusions mentales (Duverger, 1995 : 41). ’

Dans ce contexte, l’exemple du point de vue de Dahlem n’est ni surprenant, ni exceptionnel ; son analyse, en 1935, est l’un des exemples de l’usage d’une théorie linguistique à des fins politiques, en l’occurrence la construction d’une argumentation en faveur de l’Auslanddeutschtum 7 : Dahlem développe l’idée selon laquelle le bilinguisme provoque des troubles de la personnalité, nuit à l’unité psychique de l’individu et correspond à une déviance (cité par Van Overbeke, 1972 : 87). Sur la même période, lorsque le bilinguisme (ou le plurilinguisme) est envisagé de manière positive, il est décrit comme la maîtrise d’une langue au même degré que pour une langue maternelle (Bloomfield, 1935, cité par Christine Helot, 2005 : 46).

A partir des années 1960, le bilinguisme est l’objet d’un nouveau regard ; il n'est plus vu uniquement comme la source potentielle de déficits langagiers. Les deux premières transformations sont l’abandon de la référence à une norme idéale et celui de l'évaluation de la seule production pour l’étude du réel et l’observation d’un ensemble de compétences. Mais le bilinguisme est encore vu comme une situation marginale, il est étudié à l’aune de pathologies ou de situations de rupture, dont l’analyse sert de point de départ à la réflexion sur l’approche de plusieurs langues dès le plus jeune âge. Penfield (1959) prend comme point de repère les lésions cérébrales : il compare des enfants et des adultes dont les zones du langage ont été endommagées et observe que les enfants retrouvent plus rapidement l’usage de la parole, ce qui l’amène à encourager un enseignement précoce des langues secondes. Lenneberg (1967) isole les facteurs physiologiques, associe la plasticité des circuits neuronaux aux meilleures conditions d’acquisition du langage, et en déduit une période sensible, argument qui a également été utilisé pour défendre les situations de bilinguisme précoce.

D’autres chercheurs analysent les situations de bilinguisme dans le contexte des parcours migratoires : Macnamara, dans les années 1960, analyse des évaluations d’enfants bilingues faites entre 1918 et 1962, compare les performances d’enfants et d’adultes migrants et en conclut que le bilinguisme provoque des déficits langagiers. Ses critères pour évaluer positivement des sujets bilingues sont les suivants : le minimum d’interférences entre les langues, la qualité des modèles linguistiques offerts à l’enfant, en particulier en famille, l’assimilation à la culture du pays d’accueil, le temps consacré à l’apprentissage de chaque langue. Les trois premiers critères reposent sur une conception des langues et des cultures comme des ensembles étanches et fermés, le quatrième sur la conception d’apprentissages séparés, sans construction de compétences utiles pour plus d’une langue. Macnamara considère que le bilinguisme est la capacité à dominer deux systèmes linguistiques et à pouvoir s’en servir pour communiquer avec autrui. Définition qui suppose l’addition de la maîtrise de deux langues et non leur articulation. Ses études de groupes de migrants considèrent le bilinguisme migratoire comme une étape entre deux monolinguismes : celui de la première génération avant son émigration, puis celui de la troisième ou quatrième génération dans le pays d’accueil, une fois la langue nouvelle complètement assimilée et la langue des ascendants oubliée. Dans une société qui tend à préconiser l’assimilation, la migration définitive est réputée aller de pair avec l’abandon du bilinguisme. Les comparaisons d’enfants et d’adultes migrants ne permettent pas non plus d’approfondir l’analyse de situations de classe ordinaires.

Notes
7.

Théorie en faveur de l’expansion du germanisme