1.2. Une linguistique centrée sur la langue

La langue est étudiée pour elle-même, les liens avec son contexte ou avec ses locuteurs sont minorés : Jean-Rémi Lapaire (2003 : 108 à 110) s’est interrogé sur cette absence persistante de référence au contexte, en particulier de la part de Saussure ; cette occultation, selon lui, peut être le résultat d’une prudence : dans le contexte historique des états-nations, celui qui considérait pourtant l’organisation de la langue comme un fait social, et langue et culture comme intimement liées, craignait aussi que l’étude de ces liens « ne se dilue dans un discours historique ou ethnographique ». D’où le choix d’une césure entre d’une part, la langue et d’autre part, les groupes qui l’ont créée, leurs cultures et leurs environnements. Première étape, poursuit Lapaire, vers le locuteur idéal, nécessaire à Chomsky pour construire sa « grammaire universelle », théorie des propriétés universelles des langues. La priorité dans les schémas chomskiens est donnée à un programme inné de compétences. Il s’oppose en cela à Skinner et au comportementalisme, qui considère l’apprentissage d’une langue comme un système de relations stimulus-réponse (Chomsky, 1968, 2001 : 160). Il se concentre sur « l’origine de la connaissance » (1968, 2001 : 172), et encourage à mettre au second plan tout ce qui relève des conditions d’acquisition, insistant sur une « nécessaire distance psychique » (1968, 2001 : 67, 173) du linguiste, qui se soustrait ainsi aux contingences des réels : à vouloir « rendre compte de la disparité entre expérience et connaissance » (1968, 2001 : 174), il subordonne la première à la seconde : le locuteur fait montre de sa compétence innée s’il réussit à s’approcher le plus possible de la norme dans chacune des langues en (bon) usage. Il ne prend pas en compte les variations des langues, ne considère pas les contextes sociaux ou historiques comme dignes d’intérêt.

‘Même s’il existait une communauté linguistique homogène, son système linguistique ne saurait être un « cas pur ». Toutes sortes d’accidents de l’histoire l’auraient plutôt contaminé, comme (en gros) dans l’origine romane versus germanique du lexique de l’anglais. Le bon sujet d’enquête devrait donc être une théorie du stade initial qui s’abstrait de tels accidents 8, et non pas une matière sans importance (in The Minimalist Program, cité par Calvet : 2004 : 123)’

Le locuteur idéal créé par Chomsky a deux compagnons : le monolingue pur qui n’entame jamais sa forteresse linguistique, et le « vrai bilingue » qui possèderait et juxtaposerait une égale maîtrise de deux langues. Françoise Gadet (La variation sociale en français, Paris-Gap, Ophrys, 2002, p. 17, citée par Calvet, 2004 : 14) souligne que cette linguistique qui construit une homogénéité fictive de la langue pour démontrer sa propre validité, reçoit un accueil d’autant plus favorable qu’elle est en cohérence avec les politiques d’encouragement de la standardisation linguistique menées par les états-nations.

Notes
8.

C’est nous qui soulignons.