2.2. Un nouveau regard sur les processus d’apprentissage, d’autres critères d’évaluation

Le regard porté sur les erreurs se modifie. Si la notion de locuteur idéal a pu influer la vision des enseignants en leur donnant des objectifs éloignés du locuteur réel, la grammaire universelle de Chomsky considère néanmoins que l’acquisition du langage passe par une série d’essais erreurs. La reconnaissance du rôle de ceux-ci dans l’apprentissage amène à ne plus stigmatiser les productions à la frontière de deux langues. De même, à la représentation de l’apprentissage cloisonné de chaque langue, Cummins (1981) oppose celle d’un processus mental commun, un réservoir à pensée (think tank), qui peut conduire les apprentissages et la maîtrise de plusieurs langues. Ceci permet un regard différent sur les phénomènes d’alternance codique et d’interférences : se donner comme objectif leur complète disparition est considéré comme une fantaisie. Mackey, déjà en 1962, montre comment l’alternance codique relève moins d’un manque de compétences linguistiques que de stratégies de communication ; il distingue trois facteurs d’alternance codique dans l’interaction : le thème abordé, qui peut amener un locuteur à insérer dans son discours des expressions dans une autre langue ; son interlocuteur, le recours à une autre langue pouvant alors être le signe d’une connivence, d’un vécu partagé ; la tension ou la fatigue.

Les grands changements dans les travaux sur le bilinguisme sont associés à leur adhésion au courant pragmatique de la linguistique : puisque les productions langagières ne sont pas seulement considérées comme des représentations mais comme des actes (Austin, Searle), il est logique que langues et usagers de la langue soient étudiés ensemble et dans leur rapport l’un à l’autre. Par ailleurs, la maîtrise d’une langue n’est plus considérée comme figée, Krashen distingue les connaissances (le déclaratif) des compétences et des performances (le procédural). Ces nouveaux points de vue donnent la priorité aux compétences sur les connaissances et prennent en compte le contexte de la situation de communication, qu’il s’agisse de l’environnement social, pédagogique, ou du rôle de l’interlocuteur.

Il n’est plus attendu que le bilingue soit performant de manière identique dans deux langues, ni que le migrant passe d’un état de monolingue dans une langue à celui de monolingue dans une autre langue ; Mackey, dès 1956, a montré que la maîtrise d’une ou plusieurs langues signifie la maîtrise de plusieurs compétences et connaissances différentes, à des degrés divers selon les langues. La priorité n’est plus donnée aux connaissances ni aux performances, mais aux compétences : l’enfant bilingue n’est plus considéré comme un conteneur qui doit recevoir deux fois plus de connaissances linguistiques, il n’est pas évalué par rapport à ses performances à des tests sur un moment ponctuel, mais comme un sujet qui développe sur la durée des compétences lui permettant de résoudre des situations dans deux langues (Bialystok, 2001 : 58-59). La production, enfin, n’est plus la compétence phare qui sert d’indicateur principal : la compréhension est considérée comme une compétence importante, ainsi que d’autres compétences qui pendant longtemps n’ont pas été prises en compte : les enfants bilingues ont une conscience phonologique plus fine et plus précoce que ceux qui sont peu exposés à une variété de langues (Perregaux, 1994). Ils révèlent une meilleure conscience de l’arbitraire signifiant-signifié, une perception auditive et une compétence de compréhension meilleures, quelle que soit la langue concernée ; ils font preuve de plus de créativité, ainsi que d’une capacité à la pensée divergente (Coste, 1994 : 105-119). L’analyse des discours ne se contente plus de considérer les actes de langage, mais apprécie l’ensemble des situations de communication, dans leur dimension verbale et non-verbale. Plus que la réussite de tests déconnectés du réel, sont considérés des éléments observables de la réalité : signaux verbaux, signaux communicatifs, comportement des participants dans la communication, traitement de la situation (Lüdi & Py, 1986 : 54). Ce tournant actionnel (Vernant, 1997) a un impact sur la didactique et sur l’évaluation des compétences, pour les apprenants de langue étrangère comme pour les enfants en contexte bilingue : les pratiques langagières (verbales ou non-verbales) sont vues comme un tout, et c’est l’ensemble des stratégies qui est validé.

Enfin, il s’agit moins d’opposer population monolingue et minorité bilingue que d’observer les effets de formes variées d’attitudes plurilingues à divers degrés de compétences. La modification du discours sur le sujet bilingue n’est donc pas le résultat d’un changement radical d’appréciation ou une modification de la situation linguistique des enfants, mais plutôt un élargissement du regard et une diversification des points de vue.