2.3. La prise en compte des contextes et des interactions

L’attention portée aux contextes et aux interactions est un terreau fertile pour la modification du regard sur le bilinguisme et sur les apprentissages :

‘La faculté de langage, en tant que capacité cognitive de l’espèce humaine, est appréhendée par Chomsky à travers le système de la langue (ensemble des connaissances linguistiques constituant la compétence du locuteur), lui-même réduit à la grammaire (entendue au sens de règles syntaxico-lexicales constitutives de la phrase) ; or l’enfant acquiert la syntaxe de sa langue maternelle en interaction avec des phénomènes sémantico-pragmatiques, dans des situations de communication et en liaison avec son appréhension perceptivo-motrice du monde.  (Fuchs et Le Goffic, 2003 : 90).’

Elle étend considérablement le nombre de paramètres à prendre en compte, et amène à convoquer des disciplines très différentes : « On ne peut pas décrire de façon satisfaisante des codes sans prendre en compte leur insertion sociale et historique » (Calvet, 2004 : 54).

L’approche interactioniste se démarque d’une linguistique qui ne s’intéresse qu’à la langue hors contexte et hors variantes, et s’inscrit dans la lignée des travaux de Bruner sur l’acquisition du langage : Bruner rappelle à quel point « l’interaction entre interlocuteurs dans le contexte de l’énonciation » (1987 : 282-283) retentit sur les apprentissages et participe de la zone proximale de développement mise en lumière par Vygotsky. Il insiste également sur l’action conjointe de ce système de support offert par l’adulte à l’enfant, ou LASS, « Language acquisition support system », et de la conscience que développe l’enfant lui-même :

‘Les enfants doivent pouvoir s’aider eux-mêmes, et, pour ce faire, doivent prendre conscience de leurs propres activités. ’

Ce maillage de l’étayage par les interlocuteurs et du développement conscient de compétences langagières devient un élément fort des études sur le bilinguisme :

‘La conception de l’apprenant comme individu intériorisant un système linguistique est abandonnée en faveur de l’idée d’un acteur social qui développe des compétences langagières variables à travers son interaction avec d’autres acteurs sociaux. (Pekarek, 2000 : 5) ’

Ceci amène à ne pas étudier seulement l’environnement de l’enfant bilingue, mais aussi les interactions entre les différents acteurs des situations de communication, d’enseignement, d’apprentissage, et l’impact de ces interactions. D’une part, en termes de représentations : le regard porté par le milieu scolaire ou médico-scolaire sur l’enfant, sa langue et son groupe social est considéré comme un facteur déterminant. D’autre part, lors des interactions elles-mêmes : les travaux sur la conversation exolingue, que Marinette Matthey resitue dans l’ensemble des théories de l’acquisition (1996 : 26) amènent à prendre en compte l’impact de l’attitude du natif et montrent comment les interactions exolingues suivent à la fois le fil de la conversation explicite, et celui d’un contrat didactique qui s’instaure plus ou moins explicitement entre le natif et l’alloglotte (Bange, 1987), et autorise le natif à guider l’alloglotte dans l’interaction. Ce contrat didactique prend un poids plus important encore dans une situation scolaire. Dans une telle approche, l’évaluation ne considère pas seulement les performances, ni la construction de compétences sur la durée, mais le contexte le plus large possible des apprentissages et les effets de ce contexte sur le développement des compétences. Le discours n’est pas le fait de compétences et de connaissances acquises une fois pour toutes, mais d’une construction en permanente mobilité, et d’une co-élaboration par les interlocuteurs. Les variantes du contexte d’apprentissage sont multiples et amènent à considérer aussi bien des facteurs simples et très directement liés à l’enseignement que d’autres plus complexes et plus éloignés du champ scolaire.

La socio-linguistique a montré l’importance du contexte scolaire : l’opposition n’est pas tant entre des écoles bilingues considérées comme élitistes et des classes d’accueil pour enfants de migrants, qu’entre des faisceaux de représentations et d’interactions qui créent des dynamiques d’apprentissage positives ou négatives, qu’il s’agisse de l’évaluation des élèves ou de choix didactiques. Le projet qui sous-tend la situation de bilinguisme est lui-même considéré comme facteur déterminant : selon qu’il s’agit d’une situation de défense d’une identité linguistique, comme en Catalogne ou au Tyrol du Sud, de parents qui souhaitent ouvrir leur enfant à une autre langue internationale, ou d’une migration économique, les représentations sur les élèves et les choix didactiques sont différents (Brohy & De Pietro, 1995). Le statut réservé à la langue de l’élève dans le contexte scolaire est un autre élément de minoration ou de valorisation, selon que cette langue sera absente ou présente dans les programmes, qu’elle y soit en tant que langue et culture d’origine ou en tant que langue étrangère enseignée à tous les élèves (Laparra, 1990 : 43). Dès les années 1970, s’est développée une réflexion sur l’impact que le statut de la langue et du groupe social a sur les apprentissages linguistiques. Elle a fait apparaître comment un faisceau de facteurs contribue à déqualifier la langue de certains apprenants, à entamer leur confiance en soi et à conduire les enseignants à des choix didactiques qui accentuent les deux éléments précédents.

Plusieurs mécanismes peuvent participer à la déqualification de certaines langues dans des situations de bilinguisme : outre celle induite par les rapports de force entre des groupes, lorsqu’une culture et une langue sont celles d’un groupe dominant qui déprécie la langue du groupe opprimé, la déqualification peut aussi être le fait de ceux dont la langue est en position basse : Maurice Van Overbeke (1972 : 59) analyse ce phénomène chez différents groupes (peuples colonisés, immigrants), qui, soit pour accéder à un meilleur statut, soit pour défendre leur communauté, étudient la langue de culture du groupe dominant plutôt que celle de leur propre groupe. Attitude que nous trouvons également dans le contexte scolaire ; les acquis langagiers de l’enfant dans sa langue familiale seront valorisés ou dépréciés par un faisceau d’éléments : le regard porté sur une langue d’immigration ou une langue régionale et sur le groupe de leurs locuteurs par les corps scolaire et médico-scolaire (Duverger, 1995 : 41), la valorisation ou au contraire la déqualification de leur propre langue par les membres du groupe concerné. Y participent les cours de langue para-scolaires s’ils ne donnent pas accès à la langue de culture et ne valorisent pas la variante parlée en famille, ou le refus par les parents qu’un enfant suive en classe l’enseignement de la langue familiale : de tels éléments ne sont pas anodins dans la construction de l’image de soi et de ses langues. Lors de situations de contacts de langue ou de plurilinguisme entrent en jeu des systèmes de hiérarchisation complexes entre les langues concernées. Plusieurs facteurs jouent sur le regard que les enseignants portent sur les enfants bilingues :

‘Etre un enfant immigré seul parmi tous les autres autochtones, devoir apprendre à lire et à écrire dans une langue différente de celle que l’on pratique quotidiennement, se heurter à des valeurs inconnues, qui interrogent mais ne portent pas de sens au départ, tout cela participe à des difficultés qu’il est aisé de déplacer au compte du seul bilinguisme » (Andrée Tabouret-Keller, 1990 : 23)’

Ces facteurs agissent parfois dans le même sens et accentuent la dépréciation du bilinguisme ou au contraire dans des directions opposées et s’équilibrent. La dévalorisation de la langue du locuteur ou de son contexte social de pratique, en particulier lorsqu’elles se cumulent, peuvent perturber la construction identitaire et les apprentissages linguistiques de l’enfant (Tabouret Keller, 1987 cité par Holtzer Tramailles 2004 : 67, Riley, 1991 : 281). Dans les pays occidentaux industrialisés, ce sont souvent les élèves enfants ou petits-enfants de migrants venus de pays anciennement colonisés qui vivent le plurilinguisme social inégalitaire le plus dommageable, d’autant que la déqualification de la langue familiale dans le pays d’accueil s’ajoute à la mémoire de la première dévalorisation par le colonisateur.

D’emblée, dans la sphère scolaire, l’élève voit ainsi sa langue familiale et le parcours migratoire de sa famille déqualifiés. Cette dévalorisation, outre qu’elle peut être pour l’élève un frein à l’estime de soi et à ses capacités, se traduit par un certain nombre de choix didactiques  : l’expression des élèves n’est pas favorisée (Bautier, 1990 : 68), la langue familiale des élèves et leur vécu plurilingue ne sont pas pris en compte dans la classe. Dans les sociétés qui accueillent des migrations importantes sur plusieurs générations, la Belgique, la Suisse, la France, les études d’enfants de migrants mettent en évidence comment les différences de traitement selon le statut des langues, et l’ignorance délibérée des acquis des élèves, outre leur violence symbolique, prive les élèves d’outils d’apprentissage, en particulier en termes de réflexion sur les langues.

‘Il est temps de passer d’une perception « handicap » à une perception « ressource » des compétences sociolinguistiques des enfants de migrants : ce n’est pas la diversité des codes qui freine l’apprentissage, c’est sa non-prise en compte.  (Crutzen & Manço, 2003 : 17)’

La langue de scolarisation est traitée comme un objet d’étude plus que comme un outil. « Un enseignement de la langue qui se prend pour sa propre fin », rappelle Elisabeth Bautier, « c’est-à-dire qui institue la langue en objet et non le langage comme activité, peut être loin d’aider vraiment les élèves » (1995 : 24).

Autant de facteurs d’ordre didactique qui ont une large part dans les échecs scolaires liés à la maîtrise du langage, alors que ces difficultés sont largement imputées aux seuls facteurs sociaux (Bautier, 1990 : 68).

Les situations de bilinguisme ou de plurilinguisme ont longtemps été étudiées comme des phénomènes marginaux, dans une société dominante déclarée monolingue. Progressivement, les études sur les sociétés plurilingues, en particulier en Afrique mais aussi dans les sociétés occidentales, mettent en lumière les situations de « bilinguisme collectif, quand des populations entières, quel que soit leur niveau intellectuel ou social, acquièrent sans difficulté deux langue ou plus » (Titone, première édition française 1974, 2004 : 73), et celles de plurilinguisme réel qui ont été longtemps occultées (Calvet, 1993, 1999).

Comme la plupart des pays du monde, et bienqu’officiellement longtemps monolingue, la France vit des situations de plurilinguisme. Longtemps occultées, ces situations deviennent objets d’études, ce qui permet d’analyser, en particulier dans les régions d’immigration, le maintien et la transmission d’une génération à l’autre des langues des pays d’origine (Deprez, 1995), la distribution de l’usage de ces langues dans le milieu familial, les représentations des sujets de leur propre plurilinguisme (Billiez, 2002). En 2005, pour la publication du Rapport au Parlement sur l’emploi de la langue française, la Délégation générale à la langue française devient aussi celle aux langues de France, et offre ainsi un territoire de référence à plusieurs de ces langues, tout en maintenant l’appellation « langues non territorialisées ». Manzano introduit la notion de « paysage linguistique » (2003 : 53-54) pour rendre compte de l’ensemble des facteurs en jeu, de leurs interactions et de leurs rapports de force, dans les contextes plurilingues. Ces derniers ne sont plus considérés comme des situations marginales et exceptionnelles, mais ordinaires. Nous verrons plus loin comment cette prise de conscience d’une réalité plurilingue s’inscrit dans le projet de politique linguistique de l’espace européen, qui se défait progressivement de l’association systématique d’une nation à une seule langue. Philip Riley (2003 : 8) rappelle à quel point « la coexistence de variétés linguistiques au sein d’une même société ou d’une même personne est à la fois une évidence, une réalité connue et vécue par la plus grande partie de la population mondiale, et un casse-tête sans pareil pour le linguiste ». Le seul bilinguisme concernerait 50 à 70% de la population mondiale, selon les définitions données à ce terme (Holtzer et Halbach, 2004 : 9). En France, la diglossie la plus courante, le « bilinguisme sociétal standardisé » (Riley, 2003 : 11) est présent dans toutes les écoles, car les variétés haute et basse du français y sont en usage. En outre, la diversification culturelle et linguistique du public scolaire est importante, compte tenu des différents flux migratoires.