Ces différents travaux constituent ce qui devient l’approche interactionniste, dont Pekarek rappelle (2000 : 8) les trois postulats de base : « le rôle constitutif de l’interaction pour le développement langagier (…) la sensibilité contextuelle des compétences langagières (…) la nature située et réciproque de l’activité discursive et cognitive ».
Elles sont le fait d'un déplacement du regard porté sur les contacts de langues : ceux-ci ne sont plus considérés à partir de la macro société et ne sont pas vus en conflit avec un modèle dominant ; l’objectif d’assimilation à l’une ou l’autre langue dominante n’est plus une évidence. Ces études partent de la pratique des individus, et le modèle qu’elles proposent est interactionnel et dynamique, sans hiérarchisation de l’une ou l’autre des langues en contact. Le fait que de nombreuses études sur le bilinguisme se soient d’abord intéressées à des situations de bilinguisme familial (Ronjat en 1913, Pavlovič en 1920, Raffler Engel en 1957, cités par Titone, 1974) a pu peser sur les orientations didactiques, qui, à partir des années 1970, ont proposé de recréer ces conditions de bilinguisme familial. La référence reste la maîtrise d’une langue acquise par un locuteur monolingue,
‘On admet généralement (…) que l’acquisition d’une deuxième langue, pour être efficace, doit suivre le même processus naturel par lequel tout bambin normal 11 arrive à posséder la langue maternelle (…) On concède également qu’un tel processus naturel est adaptable à la situation scolaire dans une certaine mesure. (Titone, 1974, 2004 : 91). ’Si l’alternance codique n’est plus stigmatisée, les interférences demeurent encore pour certains didacticiens des années 1980, une étape transitoire qu’il est préférable de dépasser :
‘ Errors that show the influence of the first language are simply the result of « falling back 12 » on the first language when we lack a rule in our second language; the cure 13 for interference is simply acquisition – pedagogy does not need to help the acquirer fight off the effects of the first language- it need only help the acquirer acquire the target language 14 (Krashen & Terrell, 1985 : 41)’Cependant, la linguistique appliquée donne une large place à la langue de l’apprenant et valide les interférences comme pouvant être le fruit d’essais de la part de l’apprenant, qui utilise l’ensemble de ses connaissances. L’interlangue est alors considérée comme un « système dynamique » qui permet de comprendre les processus d’acquisition (Corder, 1978 : 71), et les stratégies mises en place pour une première langue peuvent être réinvesties pour les apprentissages suivants (Tough, 1991 : 222). Il n’est pas toujours pertinent de considérer les alternances codiques des apprenants en contexte bilingue comme des écarts à la norme, et leurs différentes valeurs dans le discours sont étudiées. L’attention se déplace de la langue dans sa dimension absolue à la langue de l’apprenant, du locuteur idéal au locuteur réel observé dans son environnement : ce n’est plus la Langue 1 vue comme un système intangible et normé qui est considéré comme le point de départ pour l’apprentissage d’une Langue 2, mais « le système intériorisé par l’apprenant de cette langue (1) » (Castellotti, 2001 : 72). Le locuteur idéal n’est plus considéré comme l’aune pour évaluer les productions langagières mais comme un « être fictif » (Corder, 1978 : 73) qui a pu permettre de décrire les systèmes linguistiques.
Le regard sur le locuteur bilingue et sur l’apprenant de langue et la prise en compte des contextes dans lesquels ils évoluent amènent les chercheurs à faire de nouvelles propositions à l’enseignant :
Plutôt que d’amener l’apprenant à cloisonner sa connaissance de différentes langues, cette approche va chercher à « tirer un bénéfice réciproque des interactions entre les apprentissages » (Porquier, 1996) : l’interlangue de l’apprenant n’est plus traitée comme une phase d’erreurs, mais comme des essais pour mettre en application les connaissances d’une langue dans une langue nouvelle. Dans cette perspective, pour l'enseignant, les alternances codiques sont moins des interférences que des révélateurs (Danièle Moore, 2006 : 161)
‘Des compétences de type grammatical, par la capacité d'introduire des éléments de la langue-source dans des énoncés produits en langue-cible sans en casser la structure syntaxique ; des compétences communicatives, par le maintien du contact et la poursuite de la conversation ; des compétences d'apprentissage puisque le changement de langue est aussi un moyen efficace pour susciter l'aide du locuteur plus compétent.’Au plan institutionnel, les premiers terrains de reconnaissance du bilinguisme des élèves sont les enseignements de la langue et culture d’origine (ELCO) qui apparaissent en Belgique, en France et en Suisse dès les années 1970. La résolution de 1976 puis la directive en 1977 du Conseil des communautés européennes vise la promotion de l’enseignement de la langue maternelle et de la culture du pays d’origine des enfants de migrants, « afin notamment de faciliter leur réintégration éventuelle dans l’Etat membre d’origine. »15 (Richet, 2004 : 106). Mais en France, le plus souvent, ces enseignements ne sont pas mis en lien avec le travail fait dans la classe en français, les enseignants dans les deux langues se concertent peu, et le plus souvent l’enseignement de la langue d’origine ne débouche pas sur sa valorisation dans le cadre scolaire. Louise Dabène (1994 : 108) remarque que cette dénomination
‘n’est d’ailleurs pas sans poser des problèmes au niveau de l’image de ces langues dans la société : on peut se demander, en effet, s’il est souhaitable qu’une langue soit catégorisée uniquement en référence à des communautés, somme toute réduites par rapport à l’ensemble de ses locuteurs, et, par surcroît, socialement défavorisées.’Le terme « langue d’origine » en effet n’est utilisé que pour les communautés immigrées, alors que les langues étrangères dotées d’un statut privilégié (par le prestige d’un pays, par la diffusion, par la situation socioculturelle de leurs locuteurs) sont qualifiées de « langue seconde ». De surcroît, de nombreux bilinguismes se sont trouvés occultés par les ELCO, organisées conjointement par le gouvernement français et les consulats des pays concernés, en particulier celui des enfants venus d’états d’Afrique subsaharienne où le français est l’une des langues officielles. C’est plus tard, et dans le contexte de l’encouragement donné à l’intercompréhension entre langues voisines par les institutions européennes, qu’apparaissent de nouveaux projets éducatifs qui favorisent réellement le plurilinguisme, et misent sur la conscience des proximités entre plusieurs langues (par exemple le projet Galatea pour les langues romanes).
La dimension métalinguistique, que Christiane Luc (1992) désigne sous le terme d’approche « conceptuelle », se détache de la connaissance de normes, connaissance qui souvent s’est avérée disjointe de capacités procédurales, et s’oriente vers des activités réflexives, qui visent à la conscientisation et à l’appropriation du fonctionnement d’une langue : les élèves sont encouragés à débattre des faits linguistiques qu’ils observent.
‘Ces opérations d’analyse partent du connu implicitement : sa langue maternelle, afin d’amener à la conscience et à l’explicitation un certain nombre de ces opérations effectuées depuis l’enfance, de façon totalement inconsciente. Du connu à l’inconnu, dans un cheminement ponctué par la découverte et la prise en compte des différences et des ressemblances entre langues différentes, telle est la démarche adoptée (Luc, 1992).’Ces activités peuvent donc amener les élèves à comparer plusieurs langues, dont celles dont ils sont familiers en dehors de l’école. L’approche cognitiviste mobilise la réflexion de l’élève et l’invite à faire le lien entre ses découvertes et ses acquis antérieurs. En cela, elle est complémentaire de la démarche de l’Eveil aux langues, née dans le monde anglo-saxon et dans les années 1980 sous la forme de Language Awareness (Hawkins, 1984) : il s’agit d’encourager la réflexion métalinguistique, de légitimer la diversité linguistique présente dans les classes, de permettre une ouverture à différentes langues et cultures (Dabène, 1994, De Pietro, 1995, Candelier, 2005). Sont mis en place des outils pour l’enseignant et des activités qui encouragent les élèves à observer et à manipuler la langue de scolarisation, à prendre conscience de la variété des langues et de leur fonctionnement, à réfléchir sur les fonctions du langage, à développer leur intérêt pour différentes langues. La démarche de l’éveil aux langues ne se limite pas aux langues apprises à l’école, mais « intègre toutes sortes d’autres variétés linguistiques, de la famille, de l’environnement… et du monde, sans exclusive d’aucun ordre » (Candelier, 2005 : 42), et se propose à la fois d’accompagner les apprentissages linguistiques, de faciliter la construction de concepts sur l’activité langagière, de développer l’ensemble des compétences plurilingues et pluriculturelles (Dabène, 1995).
Des projets de recherche-innovation tels Evlang (1997-2001) ou Janua Linguarum (2000-2004), coordonnés par Michel Candelier ont permis d’observer les effets des activités d’éveil aux langues : le point de vue des élèves sur les langues est rééquilibré, les langues minorées (souvent celles des élèves) sont valorisées, les langues de grande diffusion sont moins systématiquement attirantes. Les élèves développent une meilleure mémorisation et une discrimination auditive plus fine, deux compétences transférables à différentes langues ; dans une moindre mesure (trois des huit échantillons observés), est également observée une plus grande compétence à décomposer et à recomposer des énoncés écrits (Lambert & Trimaille, 2004 : 75). Les démarches d’éveil aux langues et l’approche cognitive invitent toutes deux dans la classe les langues des élèves : les pratiques langagières des élèves sont considérées comme une ressource collective qui, transformée par les situations d’apprentissage scolaire, contribue à développer les compétences des élèves. Pour cela, il est nécessaire que les enseignants soient prêts, pour accompagner les élèves depuis un territoire connu et partagé par les élèves et eux-mêmes (la langue en usage à l’école), jusqu’à un territoire inconnu pour les élèves (la langue étrangère enseignée), à emprunter des chemins faits de langues connues par certains élèves mais inconnues d’eux-mêmes.
C’est nous qui soulignons.
C’est nous qui soulignons. Krashen n’emploie pas « using », il n’envisage pas l’interlangue comme compétence et réservoir de stratégies.
C’est nous qui soulignons.
Les erreurs qui révèlent l’influence de la langue 1 signifient simplement que lorsqu’il nous manque une règle dans la langue 2, nous retombons dans la langue 1 ; le remède contre les interférences est simplement l’acquisition – la didactique n’a pas besoin d’aider l’apprenant à combattre les effets de la langue 1 – mais seulement à acquérir la langue cible.
Conseil des Communautés européennes, Secrétariat général. (1988). p.37