3. Du contexte au parcours

3.1. De la grammaticalité à l’adéquation, le parcours du point de vue du linguiste

Les travaux mentionnés plus haut vont à leur tour modifier les points de vue sur plusieurs composantes des contextes plurilingues, des situations d’enseignement, et sur leurs acteurs. Ils amènent même à renverser complètement le point de vue : il devient évident que la situation de plurilinguisme est majoritaire et non l’inverse. Lüdi et Py (1986 : 39) qualifient les dénis des réalités plurilingues et leurs impacts sur les situations d’enseignement d’« idéologie monolinguistique ». Etre bilingue n’est plus vu comme la capacité à maîtriser deux codes linguistiques et à passer de l’un à l’autre mais comme l’articulation de différentes stratégies, et la capacité à recourir à des compétences différenciées selon les circonstances. Le « parler bilingue », «emploi alterné des codes à des fins communicatives différentes » (Lüdi et Py, 1986), suppose une compétence bilingue, grâce à laquelle le sujet est « en mesure de créer des articulations originales entre les systèmes concernés » (Alber & Py, 2004 : 173). Les compétences plurilingues ne comprennent pas seulement des compétences linguistiques, mais également communicatives et socioculturelles (Castelloti et al, 2001, Riley, 2003). Cette définition est celle reprise dans le Cadre européen commun de référence pour les langues, dans lequel compétences plurilingue et pluriculturelle ne sont pas dissociées, mais vues comme la

‘compétence à communiquer langagièrement et à interagir culturellement d’un acteur social qui possède, à des degrés divers, la maîtrise de plusieurs langues et l’expérience de plusieurs cultures (2001 : 129).’

Les études comparatives entre enfants bilingues et monolingues sont de plus en plus précises et évitent au maximum les biais socio-économiques et culturels ; elles confirment les avantages des enfants bilingues sur les plans métalinguistique, syntaxique et phonologique (Perregaux, 1995 ; Akif, 2003), leur désavantage sur le plan lexical (Akif, 2003 : 69). Surtout, elles amènent à recomposer l’image des différentes formes de bilinguisme et de plurilinguisme, à considérer le locuteur et son contexte dans leurs dynamiques respectives et leurs interactions.

Le point de vue sur l’erreur est exemplaire d’une modification de focus de la part des linguistes : les travaux sur l’interlangue (Corder, dès 1967) s’intéressent moins à la performance atteinte dans la langue qu’à l’apprenant et à la manière dont il se meut d’une langue à l’autre. Ils encouragent à considérer les erreurs de l’apprenant comme autant d’indicateurs du chemin parcouru, de « fenêtres ouvertes sur des processus » (Castellotti, 2004 : 154), et à valider l’interlangue comme un système linguistique à part entière et digne d’étude. Le chemin de l’apprenant, tel que les linguistes entreprennent de le décrire, ne va pas seulement de L1 vers L2, ni d’inexact à conforme : il s’agit d’expliquer « comment les performances de l’apprenant évoluent mais aussi comment se modifie son activité métalinguistique et les représentations du langage dont elle est issue »  (Py, 1980, 2004 : 32).

Au terme « interférence », qui marque l’ascendant de la L1 sur la L2, sont préférés ceux de « cross-linguistic influence » 16 (Kellerman & Sharwwood-Smith, cités par Véronique, 2005 : 19) ou de « marques transcodiques » (Lüdi & Py, 1986). Dans cette réflexion où l’épilinguistique, l’interlangue et les différents acquis sont privilégiés, les interactions d’apprentissages multiples sont étudiées sous leurs différentes facettes (Gajo, Mondada, 2000) : la compétence bilingue est considérée comme portant « sur un répertoire linguistique complexe articulant la connaissance de deux ou plusieurs langues qui entrent en contact et en combinaison » (Gajo, 2000 : 182).

La terminologie adoptée dans les travaux de linguistique appliquée à la didactique reflète l’importance donnée à la mobilité langagière et linguistique de l’apprenant : il ne s’agit plus d’un aller simple vers une langue cible, mais de parcours différenciés, de va-et-vient, de retours possibles, ces retours participant de la construction de nouvelles connaissances et compétences dans les différentes langues. Christiane Luc invite à articuler le conceptuel et le communicatif, afin de favoriser, à travers des activités d’analyse de la langue, « un cheminement 17 ponctué par la découverte et la prise en compte des différences et des ressemblances entre langues différentes » (1992 : 8). En 1995, la revue Etudes de Linguistique Appliquée consacrait son numéro 98 au curriculum des langues et ne mentionnait ni le terme « progression », associé aux capacités de l’apprenant dans un domaine de connaissances, ni celui de « programmation », soit le plan de travail adopté par l’enseignant, mais celui de «  parcours 18 » : terme qui prend en compte le trajet de l’apprenant dans un contexte large, contexte dans lequel la langue enseignée, de centrale et prépondérante, devient l’un des éléments. Le titre de l’article de Rémy Porquier (1995), dans ce même numéro, insiste sur cet élargissement de la problématique : «  Trajectoires 19 d’apprentissage(s) de langues : diversité et multiplicité des parcours ». Louis Porcher (2004 : 85) préfère l’appellation anglaise «  map 20  » à l’expression « biographie langagière », qui selon lui ne rend pas aussi bien compte « par quels chemins et moyens » un individu a atteint ses compétences linguistiques et langagières. Bernard Py (1993, 2004 : 41) définit le « contexte linguistique dans lequel se développent les processus d’acquisition d’une langue étrangère » comme « le territoire 21 de l’apprenant », territoire délimité, écrit-il, par trois pôles : le système de l’interlangue de l’apprenant (dispositif qu’il élabore pour résoudre différentes situations), la norme (référence socialement acceptée par les interlocuteurs natifs) et la tâche verbale.

C’est également ce territoire qu’explore le linguiste lorsqu’il étudie les apprentissages : il s’agit donc bien d’au moins deux parcours, celui du locuteur et celui du linguiste. Le linguiste « de l’acquisition et de l’interaction » est occupé « à décrire les processus de développement et de communication plus que les structures du système » (Gajo, 2000 : 182), il rend compte de « la dynamique de la compétence linguistique bilingue » (Lüdi & Py, 1986 : 106, Danièle Moore, 2006 : 178), des «  dynamiques dialogiques » (Vasseur, 2000 : 52).

Notes
16.

Effet translinguistique

17.

C’est nous qui soulignons

18.

C’est nous qui soulignons.

19.

idem

20.

idem

21.

idem